c) La soif de communion et de justice

C'est l'injustice dans laquelle sont plongés tous les souffrants qui éveille chez le jeune militant une soif immense de fraternité : fraternité avec ces morts qui peuplent le cimetière de Leysin, mais aussi avec tous les miséreux du monde : l'ouvrier qui peine, la femme contrainte de vendre son corps constituent une sorte de conscience qui doit nous sortir de nos égoïsmes et nous tenir éveillés : ‘"Nous ne sommes pas seuls sur la terre ! Si nous ne souffrons pas assez, si je ne souffre pas assez, il y a eux et il y a lui ou elle. Regardons autour de nous322."’ Cette ouverture aux autres doit ancrer chacun dans la solidarité, particulièrement avec ces femmes enserrées dans les griffes de la prostitution et rejetées de toutes parts : ‘"Prolétaires ! ce sont nos soeurs ! Qu'attendons-nous pour les délivrer323 ?"’

Le jeune étudiant lausannois, qui découvrait avec effarement les misères de la cité, tisse de nouveaux liens avec tous ceux qui, proches ou lointains, sont sacrifiés dans cette guerre absurde et injuste dirigée par Plutus et sa bande : ‘"Partout, nos pauvres frères d'Europe se massacrent, esclaves inconscients et douloureux du Veau d'Or maudit324."’ Tous ceux-là sont ses semblables. Bien plus que des camarades, ils sont sa fratrie : ‘"Anglais, Français, Japonais, Noirs, Hindous, Allemands mes frères, mes pauvres frères meurtris et ensanglantés (...)325."’ Comme Jouve, comme Romain Rolland, Leyvraz souffre pour tous les hommes. Sa fraternité plonge ses racines dans une quête qu'il partage avec les exploités : A Lausanne, le jeune normalien n'était-il pas - lui aussi - à la recherche du Beau, du Bien, du Vrai ? : ‘"Ouvrier, mon frère, ouvrier. (...) je t'entends qui hurles ton désespoir dans le vent frigide et enragé, qui gémis douloureusement ta nostalgique aspiration vers la Beauté, l'Amour, le Rêve, toutes choses que tu pressens et qui te sont fermées326;"’ et, pour toute réponse, la société te propose l'alcool, la prostitution, la charité bourgeoise et ‘"le Militarisme qui drille et abrutit tes fils pour qu'ils défendent les yeux fermés les biens de leurs spoliateurs327".’

Notes
322.

"Du calme !... Modérez-vous !...", 1er novembre 1917, op. cit., p. 6.

323.

"Chair crucifiée", 1er février 1918, p. 6. Le problème de la prostitution est à l'ordre du jour : La Fédération abolitionniste internationale vient de publier un "Appel aux hommes pour la justice et la liberté" (Lausanne : G. Bridel et Cie, 1917) pour attirer l'attention des gens sur le scandale et les dan-gers de la réglementation de la prostitution, c'est-à-dire pour lutter contre les maisons closes.

324.

"Du calme !... Modérez-vous !...", 1er novembre 1917, op. cit., p. 6.

325.

"Lazare ! Lazare ! Lazare ! Lève-toi !", 1er décembre 1917, op. cit., p. 3.

326.

"L'Horizon", 1er mai 1918, op. cit., p. 6.

327.

Ibid.