e) Le recours au langage religieux et la critique de l'Eglise

Malgré la distance adoptée face à son protestantisme d'origine, Leyvraz ne craint pas d'utiliser souvent un vocabulaire religieux ni de citer des passages bibliques : ‘"Ecoutez la rumeur d'angoisse, l'immense gémissement qui monte de la Terre. Sachez entendre le silence auguste et funèbre des disparus ... Miserere ! ... 330."’ Dans son article ‘"Chair crucifiée"331 ’, après avoir traité les vertueux bourgeois de ‘"Sépulcres blanchis ! Scribes et pharisiens hypocrites332"’, il continue : ‘"Daignez me permettre de vous rapporter tout sec une vieille histoire333, qui, peut-être, débarrassée des onctueuses restrictions de vos prêtres, vous fera réfléchir : "Deux hommes montèrent au temple; l'un était pharisien et l'autre publicain (....)"."’ Puis il cite toute la parabole en supprimant toutefois deux éléments : d'une part, il omet de dire que si les deux hommes vont au temple, c'est pour prier334; d'autre part, il s'arrête avant la conclusion donnée par Jésus à ses auditeurs, à savoir : ‘"Je vous le dis, ce dernier descendit chez lui justifié, l'autre non. Car tout homme qui s'élève sera abaissé, mais celui qui s'abaisse sera élevé335;"’ cette transcription quelque peu arrangée est peut-être révélatrice de ce que le jeune socialiste "athée" retient alors de l'enseignement du Christ : une doctrine révolutionnaire qu'il convient de débarrasser de ces scories spirituelles qui détournent les riches d'une lutte concrète pour qu'advienne la justice.

Autre référence à un passage de l'Evangile : Dans son article "Juste milieu", Leyvraz plaide pour ‘"un dosage harmonieux d'idéalisme et de réalisme, de sentiment et de raison336"’, et rappelle aux idéalistes que seule la Raison peut féconder l'idéal, l'art et le rêve; pour faire naître le Progrès, il faut donc épouser la réalité. Et d'illustrer son propos en soulignant : ‘"Ce n'est pas celui qui dira : "Seigneur, Seigneur !" ... 337"’.

Ailleurs, le jeune journaliste compare la charité bourgeoise (qui n'a pas seulement "ses pitres", mais aussi "ses prêtres, ses héros, ses théoriciens338") à ‘"l'éponge de vinaigre offerte au Crucifié339 (...); hypocrite et ostentatoire, [elle vient], les lèvres pincées et la mine pieuse, [rappeler au pauvre qu'il s]'amasse des biens dans le ciel 340 en mourant de faim pour le Régime341.»’

Ces références religieuses fournissent à Leyvraz l'occasion de montrer à plusieurs reprises en quelle estime tient il l'Eglise - qu'elle soit catholique ou protestante - et ses ministres : Eglise qui, ‘"au mépris même de l'esprit du Christ, est ouvertement inféodée au régime342"’; Eglise dont ‘"les prêtres et leur séquelle chantent leur Te Deum sur le sang fumant des prolétaires343".’

Notes
330.

"Les jouets criminels", 1er décembre 1917, op. cit., p. 4.

331.

Op. cit.

332.

Cf. Evangile de Matthieu, 23,27-29.

333.

Cf. Evangile de Luc, 18,9-14.

334.

Lc 18,10.

335.

Lc 18,14.

336.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 4.

337.

Cf. Mt 7,21; dans ce passage, le Christ rappelle à ses disciples qu'il ne suffit pas de dire : "Seigneur, Seigneur" pour entrer dans le Royaume des cieux mais qu'il convient de faire la volonté de son Père.

338.

"Concentration, Cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 2.

339.

Cf. Mt 27, 48.

340.

Cf. Mt 6,20.

341.

"L'Horizon", 1er mai 1918, op. cit., p. 6.

342.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 6.

343.

"L'Horizon", 1er mai 1918, op. cit., p. 6.