Leyvraz n'est pas un théoricien et son socialisme révolutionnaire ne s'apparente certainement pas à un marxisme rigide. Peut-être parce qu'il refuse de passer pour un intellectuel, le jeune militant n'a jamais lu l'oeuvre de Marx349. C'est son caractère romantique, ses sympathies pour Tolstoï et le pacifisme, c'est le spectacle de l'injustice et de la misère qui l'ont conduit au socialisme et qui le poussent à critiquer les bases de la société capitaliste; il n'a guère de sympathie pour les intellectuels bourgeois, ces "bavards" qui, incapables d'écouter avant de se forger une opinion, ignorent tout du socialisme et se permettent de le critiquer avec une "présomptueuse assurance350". Enseignants, journalistes, orateurs politiques, pasteurs chargés d'instruire et d'éclairer le peuple ne se privent pas de ‘"discuter avec des airs d'infaillibilité et d'omniscience des choses dont ils n'ont pas la moindre notion351"’; non seulement ils ne connaissent cette doctrine économique que superficiellement (pas un d'entre eux ne peut se ‘"vanter d'avoir lu en entier, et surtout compris, cet ouvrage immense et génial352 [qu'est le Capital de Karl Marx mais, de plus, ils] ne se sont jamais placés en face du mouvement ouvrier avec le désir sincère de le comprendre353".’
Basant leurs arguments sur les ragots de la presse capitaliste et bourgeoise - ‘"faits de grève dénaturés, soi-disant abus de force de syndicats, ingratitude des ouvriers vis-à-vis des philanthropes, etc., etc.354"’ ils démontrent leur incapacité à avoir un jugement impartial. Leur responsabilité est immense : Déjà avant la guerre, de nombreuses voix s'étaient élevées contre l'organisation de la société sur des bases capitalistes et ‘"sur le danger imminent de la boucherie mondiale355"’; mais bon nombre d'intellectuels prétendirent alors que ‘"tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. La guerre s'est déchaînée, qui est venue mettre un accent terrible sur la nécessité brûlante d'une reconstruction de la société sur des bases nouvelles. (....) Plus que jamais, ils ont fermé leurs oreilles à la vérité et leurs yeux à la lumière (...)356".’
Il ne faudra donc pas qu'après la guerre, les intellectuels de la bourgeoisie s'emportent contre les révolutionnaires qui anéantiront l'Europe : car
‘"la grande ombre de Jaurès, se dressant sur le cimetière mondial, leur répondra en répétant par delà la tombe les paroles prophétiques du tribun socialiste :Dans une interview, un des fils de René Leyvraz nous disait que Karl Marx avait toujours "rasé" son père et que, même durant sa période de socialisme révolutionnaire, le jeune rédacteur n'avait certainement jamais lu Le Capital en entier (Interview de M. Jean-Pierre Leyvraz, 18 février 1992).
"Larbins et bavards", 1er août 1918, op. cit., p. 2.
Ibid. p. 3.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 4.
Ibid., p. 3.
Ibid.
"Larbins et bavards", 1er août 1918, op. cit., p. 4.