h) Le socialisme

Le socialisme consiste certes en ‘"un vaste plan de réorganisation du monde, simple en ses grandes lignes, et accessible à tous, sans doute, mais prodigieusement complexe et détaillé en ses profondeurs358"’; toutefois, Leyvraz y voit plus qu'un projet ambitieux : le socialisme est, à ses yeux, ‘"la religion du Bien social, de la Justice et de la Fraternité359"’; l'attente du jeune militant est si forte qu'elle le pousse à en critiquer toutes les dérives : Il s'élève contre ce ‘"mauvais socialisme - qui n'est le plus souvent qu'une basse démagogie, une inepte flagornerie du peuple - [qui] déifie Populo, s'extasie même de ses tares, de ses blessures les plus douloureuses - dont le Capitalisme est, il est vrai, en grande partie responsable - et s'applique bêtement à les imiter360"’. Il dénonce ces camarades qui ‘"professent un idéalisme nébuleux et poétique auquel ils attribuent une sorte de toute-puissance mystique361"’ et qui, par leur attitude, ‘"ouvrent la porte à ce veule et incohérent éclectisme, qui répugne à toute décision et ne sait rien vouloir fermement362".’

Mais si Leyvraz critique les idéalistes éthérés, il s'en prend tout autant à certains réalistes qui, ‘"préoccupés (...) des contingences immédiates (...) en arrivent à perdre de vue (...) l'idéal à réaliser. Leur esprit perd toute envergure; ils crient comme des chouettes à la moindre velléité de hardiesse des camarades. C'est bien là la mentalité du Socialisme qui meurt 363 (ou qui doit mourir). C'est sa stupide myopie qui a permis aux dirigeants actuels de fomenter paisiblement les massacres actuels. Inutile de nommer les chefs - traîtres à l'Internationale - de cette tendance, soit en Suisse364, soit chez nos voisins365. Ils sont connus366"’. Ces réalistes imaginent que ‘"la Raison est (...) toujours du côté des demi-mesures, des solutions mitigées, des compromis qui rapportent des gains palpables à bref délai367"’. Ainsi Leyvraz ne craint-il pas d'opposer le vrai socialisme à ce révolutionnarisme ou internationalisme douteux, qui, tel un "mince vernis (...) s'écaille au moindre choc368"; il appelle ses lecteurs à prendre résolument parti, sans se ‘"disperser dans les ruelles en cul-de-sac du matérialisme absolu ou dans les terrains vagues de l'idéalisme transcendant369".’

Notes
358.

Ibid., p. 3.

359.

"Concentration, Cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 3.

360.

"Du calme ! .... Modérez-vous ! ...", 1er novembre 1917, op. cit., p. 6.

361.

"Concentration, Cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 2.

362.

Ibid., p. 2.

363.

Le 11 mars 1915, Paul Golay donnait une conférence à la Maison du Peuple de Lausanne; son propos, intitulé "Le socialisme qui meurt et le socialisme qui doit renaître" montrait combien la rupture du pacte moral qui aurait dû unir les socialistes de tous les pays au lieu de les opposer dans une guerre fratricide mettait en péril l'Internationale.

364.

Leyvraz vise-t-il ici Robert Grimm, secrétaire de la Commission socialiste internationale, créée à Zimmerwald ? Lors d'un voyage en Russie en mai 1917, Grimm avait tenté, suite à un contact préalable avec Arthur Hoffmann, conseiller fédéral et chef du Département politique suisse, de sonder les intentions du gouvernement Kerensky, quant à une éventuelle paix séparée avec le Reich. Un télégramme d'Hoffmann à Grimm fut intercepté par les Alliés et provoqua de violentes réactions en Suisse. Hoffmann, accusé d'avoir violé la neutralité helvétique, fut contraint de démissionner. Quant à Grimm, considéré par la presse romande comme un "jouet des agents allemands", il fut aussi critiqué par une partie des socialistes : en optant pour les voies tortueuses de la diplomatie secrète, et par ses intrigues avec un gouvernement suisse qualifié d'impérialiste, il avait piétiné les principes internationalistes. En février 1918, Grimm convoque, dans la ville d'Olten, des représentants du socialisme et de l'Union syndicale suisse; le groupe élit un Comité de 7 membres, appelé par la gauche le "Comité d'Olten" et, par la droite, le "Soviet d'Olten". Mais cet exécutif qui oeuvre en marge des organisations syndicales et socialistes traditionnelles n'emporte pas l'adhésion de certains militants qui y voient une sorte de gouvernement parallèle. C'est à ce Comité que Grimm soumet, en mars 1918, un plan de grève générale en Suisse, projet qui suscite nombre de tensions : le Comité d'Olten ne s'y rallie qu'en partie : il refuse la dernière étape du plan de Grimm, à savoir une grève illimitée qui amènerait au renversement de l'ordre bourgeois; les zimmerwaldiens y sont favorables mais estiment que les masses ouvrières ne sont pas suffisamment préparées; les centristes et les modérés craignent des débordements; ils prônent une grève pacifique, disciplinée, en vue de faire pression pour l'acceptation de mesures (mise sur pied d'un Office fédéral du ravitaillement, baisse des prix, réduction du temps de travail, garantie d'un salaire minimum, mise à disposition de logements bon marché, confiscation des bénéfices de guerre supérieurs à 10 %) qui n'avaient pu être obtenues par des négociations.

365.

Leyvraz pense certainement à Albert Thomas et à Scheidemann, qualifiés alors couramment de "social-traîtres".

366.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 5.

367.

Ibid.

368.

Ibid.

369.

"Concentration, cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 2.