i) La foi en la révolution

Le socialisme révolutionnaire de Leyvraz se déchiffre au travers de ses écrits; dès son premier article, il le compare au "grand soleil rouge" qui va mettre en pleine lumière toutes les immondices du capitalisme. Au cours des mois qui passent, l'attente du jeune militant semble prendre forme : c'est au nom de leur statut d'hommes que les humains doivent se lever et s'insurger; Leyvraz le clame : ‘"La Révolte est sainte370."’ Déjà des milliers, des millions d'êtres sont en route sur des chemins qui convergent. ‘"Les prolétaires du cerveau, les serfs de l'intelligence brandissent (...) le flambeau libérateur. On entend la Raison "’qui tonne en son cratère‘". Et tout là-bas, à l'horizon, vers lequel marchent tous les miséreux, une aube pâle s'ébauche et grandit en lueur immense et prophétique dans le ciel gris et lourd371."’ Pour le jeune journaliste, l'espoir est si proche qu'il peut - en une succession d'images comme projetées au ralenti - décrire les moindres gestes de l'homme qui se libère : ‘"Maintenant, ouvrier, mon frère, redresse-toi, jette ton fardeau à terre, et respire largement, et contemple l'Aube, les yeux agrandis d'espoir soudain, et rue-toi vers la lumière, et romps tes chaînes en un suprême ef-fort (...)372."’

Si Leyvraz invite le peuple à se lever, non ‘"point dans un sursaut de haine féroce - légitime, hélas ! mais basse et vile373"’, il semble pourtant prendre un certain plaisir à annoncer à tous les responsables de l'injustice qu'une révolution violente pourrait bien advenir. Et d'en avertir les bourgeois "vertueux" : ‘"La patience du peuple a des limites. Populo a des réveils terribles. Et vos fils, et vos vieux marcheurs gagas pourraient bien finir leur vie un peu tragiquement374."’ Tel le prophète, d'un ton d'oracle, il prédit qu'au ‘"Grand Jour [le Peuple] culbutera [les larbins] : Arrivistes, satellites du Pouvoir, valets de la spoliation, qui prodiguez l'insulte aux petits et la flatterie aux grands, prenez garde ! le jour du grand bouleversement approche. Vous servirez alors de boucliers à vos maîtres375"’. Et il signale aux intellectuels qu'une persistance dans leur aveuglement risque d'engendrer un réveil terrible : ‘"Si l'Europe épuisée n'a pas assez de forces de reconstruction à sa disposition après la guerre - et il est permis d'en douter - les émeutes désordonnées et l'insurrection sanglante consommeront la ruine totale de ce que la guerre avait laissé debout376."’

Lorsque Leyvraz appelle de ses voeux la révolution, c'est parce qu'une amputation doit être faite, de manière urgente, dans un système social qu'il considère comme gangrené. Mais, au fait, qu'est-ce que la révolution ? Le jeune rédacteur admet que cette question n'est pas encore résolue; lui-même n'y répond d'ailleurs jamais de manière tout à fait explicite et il laisse percevoir la difficulté de la gauche à faire cause commune : ‘"Chez les chefs, autant d'opinions que de personnalités. Pour la masse, la révolution, c'est casser des vitres et casser la tête aux bourgeois. Cet éparpillement et ces divergences sont désastreux à la veille d'une crise imminente qui nous trouvera absolument désemparés377."’

La révolte est indispensable; le système démocratique qui veut que les choses évoluent calmement, au gré de consultations populaires, n'est qu'un idéal qui ‘"promet en tout cas à l'humanité encore des siècles d'oppression et peut-être de nouvelles guerres378"’ : parce que le pouvoir est aux mains de la bourgeoisie, parce que la société est contaminée par la mentalité d'un Etat bourgeois, parce que le peuple avec son poids d' "ânerie et d'inertie populaires379" est toujours prêt à se laisser abuser par les ‘"formules vides et creuses [telles que] fédéralisme et spectre rouge380".’

Oui, il faut une révolution. Et Leyvraz s'interroge : ‘"Mais pourquoi l'attendons-nous les bras croisés ? Pourquoi la laisser aux hasards des coups de tête et des émeutes ? Sera-t-elle l'oeuvre sanglante d'escarpes et d'assassins ? Pourquoi ce fatalisme ? Il faut être prêt pour quand sonnera l'heure381."’ Et d'indiquer une ligne directrice concrète : ‘"Organisons, calculons, combinons, froidement, fortement. Sinon la Révolution ne sera que la fin d'un monde civilisé, au lieu d'être l'aurore des temps meilleurs. Alors il sera trop tard pour réagir. Les équipées de Dätwyler et de Herzog sont inutiles et folles, parce que sans ordre et sans appuis382. Travaillons à faire de l'idéal révolutionnaire une réalité pratique383."’ Une révolution ainsi conçue, s'arc-boutant sur un "juste milieu socialiste" sera de nature à contenter à la fois les réalistes ‘"dont les aptitudes seront mises à contribution, et les idéalistes qui appellent de tous leurs voeux une humanité de justice et de fraternité384"’.

Pour donner sa pleine mesure, le socialisme-révolutionnaire - tel que le comprend Leyvraz - doit tenir tout à fois idéalisme et réalisme, sentiment et raison, idée et matière. En effet, ‘"l'idéalisme platonique sans but précis et sans organisation est impuissant, et une organisation puissante sans idéal est un corps sans âme qui ne sait où il va385".’

Notes
370.

"Du calme !... Modérez-vous !...", 1er novembre 1917, op. cit., p. 6.

371.

"L'Horizon", 1er mai 1918, op. cit., p. 7.

372.

"L'Horizon", 1er mai 1918, op. cit., p. 7.

373.

"Lazare ! Lazare ! Lazare ! Lève-toi !", 1er décembre 1917, op. cit., p. 3.

374.

"Chair crucifiée", 1er février 1918, op. cit., p. 6.

375.

"Larbins et bavards", 1er août 1918, op. cit., p. 2.

376.

Ibid., p. 4.

377.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 5.

378.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 5.

379.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 5.Leyvraz fait allusion, dans son article, aux résultats de l'initiative socialiste pour un impôt fédéral direct, soumise à la votation populaire le 2 juin 1918. Le PS qui, aux élections fédérales d'octobre 1917, avait remporté 9 sièges supplémentaires, pouvait espérer une acceptation par le peuple de son initiative; or celle-ci est rejetée par 323.028 voix contre 274.699, en particulier par tous les cantons romands. La situation sociale est alors extrêmement tendue. Sur une population d'environ 4 millions d'habitants, on dénombre en Suisse 692.000 indigents déclarés, surtout parmi les familles d'employés et d'ouvriers. De 1914 à 1918, l'indice du coût de la vie a passé de 100 à 229. En outre, les mobilisés ne touchent aucune compensation salariale. La seule ressource qui reste à ces familles est de solliciter une allocation d'indigents permettant de bénéficier des soupes populaires et des denrées à prix réduits. Cette disparité est d'autant plus criante lorsque l'on sait que de très nombreux "accapareurs" profitent de s'enrichir en s'adonnant au marché noir, et que les industriels font de très bonnes affaires en fournissant des munitions aux pays en guerre. Si Leyvraz s'emporte dans cet article contre les campagnards (il parle (p. 6) d'un "mur de préjugés niais et étroit"), c'est parce qu'il suit l'accusation portée contre la paysannerie (qui dispose d'une situation financière plus favorable que celle des travailleurs de la ville et est moins touchée par la pénurie alimentaire) selon laquelle celle-ci fait preuve d'égoïsme et d'étroitesse d'esprit en ne soutenant pas l'initiative socialiste.

380.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 5.

381.

Ibid., p. 6.

382.

Leyvraz se réfère ici aux actions isolées de deux pacifistes qui, suite à la révolution russe, ont provoqué en automne 1917 de graves incidents, en mobilisant à Zürich - sans concertation avec le PS ou l'Union ouvrière - des jeunes marginaux issus des jeunesses socialistes, anarcho-syndicalistes et pacifistes. Les heurts avec la police ont provoqué la mort de 4 personnes. Les milieux officiels du PS et des syndicats désavouèrent et condamnèrent ces actions. Zürich avait déjà été le théâtre de manifestations antimilitaristes antérieures; dès 1905, cette ville était devenue un carrefour pour les intellectuels exilés à cause de leur opposition aux régimes politiques de leurs pays; c'est à Zürich que fut fondé le parti social-démocrate allemand, c'est là qu'habitèrent, entre autres, Bakounine, Liebknecht, Trostky, Rosa Luxembourg et Lénine.

383.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 6.

384.

Ibid.

385.

"Concentration, Cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 2.