2. LA FORCE D'UN IDÉAL

Les points d'attaques ou d'ancrages du jeune rédacteur sont donc repérables par une analyse des grands thèmes évoqués. Dans son dernier article paru dans La Voix des Jeunes, Leyvraz sent la nécessité de redéfinir l'essence du socialisme-révolutionnaire. Dans cette sorte de Manifeste, il trace une ligne d'action pour ses lecteurs : "Cohésion, concentration". Mais il dresse aussi un bilan qui lui fournit l'occasion de passer, à l'actif, l'enthousiasme d'une jeunesse socialiste pure, engagée, désintéressée : ‘"En face de l'impuissance navrante de l'Internationale socialiste à empêcher le déclenchement des massacres mondiaux, en face de la lâche défection des chefs et des pontifes, il s'est produit chez les Jeunes une énergique réaction. Nous avons brandi la bannière de l'idéal révolutionnaire; par dessus les peuples qui se massacrent sous les pavillons multicolores de leurs tyrans, nous avons fait flotter l'unique, le radieux Drapeau rouge. A la réalpolitik (sic) véreuse et étroitement matérialiste, au syndicalisme égoïste et opportuniste, à ce cadavre d'organisation et de bureaucratie, nous avons opposé l'idéal, l'esprit de sacrifice, la foi386."’

Cependant Leyvraz prend bien soin de préciser que l'engagement des jeunes repose sur une base qui, si elle est idéale, n'en est pas moins solide : ‘"Jamais nous n'avons lâché le flambeau de la Raison. Si nous sommes révolutionnaires, ce n'est pas par mysticisme échevelé, mais par conviction raisonnée, persuadés que nous sommes que, le régime actuel étant la plus grande source d'iniquité et de malheurs pour l'humanité, il ne s'agit pas de parlementer avec cette pourriture, mais de la supprimer radicalement, et de la remplacer par quelque chose de sain, de robuste, de juste, - le régime socialiste. Or ce dernier n'est pas un mysticisme. C'est une doctrine rationnelle et scientifique jaillie des faits, et solidement construite sur ce terrain solide387."’

Au terme de son séjour à Leysin, en automne 1918, le jeune rédacteur - toujours, malgré tout, persuadé de la nécessité d'un juste milieu - donne une précision qui permet de penser qu'il se démarque de la ligne tracée par certains des amis de Romain Rolland : ‘"(...) nous n'aspirons pas directement, comme les anarchistes et les tolstoyens, à un absolu, auquel nous ne renonçons pas, du reste, mais que nous pensons plus sage d'atteindre par étapes. Car nous ne tablons pas sur l'homme tel qu'il pourrait ou devrait être, mais tel qu'il est (...) [pour] l'amener progressivement, degré par degré, à un altruisme social toujours plus développé388"’. Si déjà Leyvraz se propose d'emprunter "les chemins de la montagne", il montre que son idéalisme s'accompagne d'un nécessaire réalisme : ‘"La Cime de l'Absolu est devant nous, majestueuse, (...). Pour nous, nous nous contentons de gravir les premières pentes, de monter à l'assaut des premiers remparts. Quand nous serons là-haut, sur ce premier bastion, nous examinerons l'horizon et nous verrons comment monter plus haut. Toujours un idéal nouveau appellera nos efforts et nous rapprochera un peu plus de la cime vertigineuse389."’ Cet idéal auquel il aspire avec une certaine sagesse ‘"plonge ses racines profondes dans le terrain solide de la réalité, des faits390"’. En s'attaquant aux aspects pratiques du changement, Leyvraz n'a pas pour but d'étriquer l'idéal des mystiques; il veut "seulement le féconder, l'humaniser391"; pour illustrer son propos, il se lance dans un plaidoyer en faveur de l'action : ‘"Je ne connais pas de spectacle plus grand que celui de l'activité créatrice de Lénine et des Soviets392. Ce gigantesque corps-à-corps avec la réalité pour la ployer, la forger, la rendre meilleure, est émouvant au plus haut point393."’ Mais humaniser un idéal ne signifie pas l'abaisser, bien au contraire; cette humanisation qui le sort de la théorie, le place sur le terrain du don de soi, du sacrifice pour une cause noble qui peut entraîner la mort. C'est alors que Leyvraz invite ses lecteurs à ‘"se préparer dans le recueillement à souffrir, à mourir s'il le faut (...). Esprit de sacrifice, tel doit être notre mot d'ordre révolutionnaire. (...). La Révolution ne se fera certainement pas sans violence, soit d'un côté, soit de l'autre et probablement des deux. Mais notre sentiment, quand il faudra descendre dans la rue, ne devra pas être : je vais tuer un oppresseur, un exploiteur, mais : je vais me sacrifier à ma cause. J'arrose de mon sang la terre où croîtront les moissons futures394".’

En conclusion, les thèmes abordés par Leyvraz permettent de dégager ses points d'attention. Un regard chronologique sur ses articles montre son évolution. Bien sûr, le jeune militant reste marqué par son tempérament vaudois, par sa recherche incessante d'une harmonie entre idéalisme et réalisme, d'une union entre sentiment et raison. Son besoin d'équilibre, entre la sensibilité et la logique, révèle une tension qui transparaît dans son écriture; certes il n'y a pas de mur entre les deux pôles; coeur et raison ne sont pas séparés; une interpénétration existe; les accents, cependant, sont tout à fait perceptibles : Dans ses premiers articles, c'est surtout le coeur qui parle et qui est touché : lorsqu'il décrit la situation concrète du peuple qui souffre, lorsqu'il aborde les problèmes plus directement liés à la femme ou à l'injustice, le ton est nettement romantique395 et tranche avec les écrits de ses camarades qui appellent de manière incontestable à la violence. En filigrane de ses propos révoltés transparaissent les traits du jeune normalien qui, à cause de ses opinions, a été injustement recalé. Dans cette prépondérance du sentiment, deux sens semblent tenir une place particulière : la vue et l'ouïe; en effet, Leyvraz s'en prend fréquemment à ceux qui n'entendent pas, ou qui refusent de voir.

Puis, au fil des mois, ses articles deviennent plus "militants", "organisationnels"; ils dénotent un propos mûrement réfléchi; ici s'exprime principalement le pôle "raison"; quels sont les éléments qui déclenchent ses écrits ? Plus que des événements politiques précis - même s'il évoque la guerre, tel vote populaire, les tentatives avortées d'une manifestation -, Leyvraz semble d'abord porté par une cause, à la lumière de laquelle les faits quotidiens sont analysés.

Le langage du jeune rédacteur, lui aussi, indique une transformation. Il y a d'abord un recours fréquent au religieux, comme si les mots profanes n'avaient pas un poids suffisant, et qu'il faille faire appel au symbolique pour leur donner tout leur sens : le Peuple, la Justice, la Faim, l'Amour, le Rêve, la Beauté, l'Humanité, la Révolution, l'Idée, le Progrès, la Raison s'écrivent avec une majuscule. Dans la liste des grands morts que Leyvraz établit396, Moïse et Jésus-Christ côtoient Socrate, Tolstoï et Victor Hugo. Ce balancement incessant entre laïcité et sacré semble dire la proximité, autant que la distance. Bien sûr Leyvraz se dit athée, mais ses premiers articles émaillés de références religieuses montrent qu'il y a en lui une culture chrétienne qui n'est point étouffée. Certes, il critique violemment l'Eglise et ses ministres; mais, du même coup, la distance qu'il prend avec l'Institution marque un attachement au Christ, comme si ses attaques étaient autant de cris contre ceux qui dénaturent le message de la Bonne Nouvelle.

Puis le vocabulaire religieux disparaît. Mais une constante demeure : l'attachement à un idéal si grand qu'il mérite que l'on s'y voue jusqu'au sacrifice de sa vie. Comme il l'a fait pour les ministres des Eglises, Leyvraz maintenant dénonce les mauvais socialistes, les traîtres à l'Internationale; à nouveau par ses propos il dit - en creux - la passion et l'exigence qui l'animent.

Notes
386.

Ibid.

387.

Ibid., p. 3.

388.

"Concentration, Cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 3.

389.

Ibid.

390.

Ibid.

391.

Ibid.

392.

Leyvraz, dans son article, met ici en note : "Voir Demain et N. (sic) LENINE, "Les problèmes présents du pouvoir des Soviets". Edition Demain, 80 ct.

393.

"Concentration, Cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 3.

394.

"Concentration, Cohésion", 1er septembre 1918, op. cit., p. 4.

395.

Ce ton se retrouve d'ailleurs dans une partie de la littérature de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Il est évident que l'amour de Leyvraz pour les romantiques influence certains de ses articles. Mais on peut y voir aussi les premiers pas d'un novice, venu au socialisme d'abord de manière sentimentale et qui n'a pas encore acquis un style "militant". Ce fait est particulièrement perceptible si on le compare aux écrits plus "musclés" d'autres militants, dans La Voix des Jeunes. Par exemple, le 8 février 1918, soit une semaine après l'article de Leyvraz intitulé "Chair crucifiée" (op. cit.) dont le ton est très romantique, le mensuel publie un numéro qui glorifie la révolution russe et appelle les jeunes à l'action directe. Il n'est pas sûr que, pour sa part, Leyvraz s'inscrive dans cette ligne.

396.

"Lazare ! Lazare ! Lazare ! Lève-toi !", 1er décembre 1917, op. cit., p. 3.