IV. LE DÉPART

En été 1918, la grippe espagnole déferle sur la Suisse. Comme le reste du pays, la Commune de Leysin prend, dès le 20 juillet, de multiples dispositions : l'école est fermée, un lazaret est créé, des mises en quarantaine sont décrétées; il n'y a plus d'accueil de nouveaux internés, assemblées publiques et réunions sont interdites. Nul doute que cette dernière mesure touche la petite section de Leysin et qu'elle pousse Leyvraz à partir; d'autres éléments vont encore accompagner cette décision : en octobre, la débâcle de la couronne autrichienne prive le jeune précepteur d'une partie de ses leçons et, par conséquent, de ses revenus. En outre, la vie à demi-oisive que mène le jeune militant ne cadre guère avec l'éducation qu'il a reçue. Il faut qu'il reprenne place dans le monde réel, qu'il fonde une famille, qu'il s'arrache à ‘"ce pays de souffrance et de songe397".’

A la fin de l'été vraisemblablement, René Leyvraz reprend contact avec .... l'Ecole normale de Lausanne. Pourquoi cette démarche étonnante puisqu'au début juillet, il écrivait encore dans La Voix des Jeunes 398 : ‘"(...) c'est la Suisse romande qui tient le record mondial du chauvinisme pédagogique. Pour s'en rendre compte, il n'y a qu'à aller faire un court séjour dans certaine Ecole normale ... 399.»’ Une fois encore, la Conférence des maîtres est donc appelée à statuer sur son sort; le procès-verbal de la séance du 4 octobre en fait foi : ‘"M. le Directeur donne connaissance d'une demande de réadmission à l'Ecole normale de l'ancien élève Leyvraz. Etant donné ses antécédents, la fâcheuse influence qu'il avait et qu'il aurait sans doute encore sur ses camarades, les maîtres présents ne voient pas avec plaisir la rentrée possible de cet élève. M. le Directeur répondra à la demande qui est présentée en lui démontrant quels sont les devoirs d'un instituteur primaire vaudois et en l'engageant à choisir une autre voie que celle de l'enseignement public."’ Un mois plus tard, il est à nouveau question - longuement - de l'ancien normalien400 : ‘"Après lecture des deux derniers procès-verbaux, M. Chamorel401 s'informe de la solution donnée au cas de l'ancien élève Leyvraz. M. le Directeur, rendant compte de la correspondance échangée récemment, et du dossier constitué lors du départ du jeune homme, établit ceci : Non seulement M. Leyvraz n'a pas demandé officiellement sa réinscription à l'Ecole normale, mais, au vu des objections qui lui ont été faites, il a même renoncé à poursuivre l'entretien concernant cette éventualité. La situation de famille est telle, qu'il est pénible de ne pouvoir lui faciliter les choses; mais M. Savary a le sentiment que, le détourner de la carrière de l'enseignement public, c'est lui rendre service; en effet, il est indéniable que M. Leyvraz a exercé une mauvaise influence sur ses camarades : les témoignages en font foi, et d'ailleurs la classe a manifesté dès son départ un esprit bien meilleur. Sa correspondance, ses déclarations même, montrent qu'il n'a pas changé ni dans ses opinions, ni dans son attitude déplorable à l'égard de l'Ecole; alors, de deux choses l'une : ou il chercherait à donner le change jusqu'au moment où il aurait son brevet et une place : ce serait de l'hypocrisie, ou il arborerait honnêtement son drapeau, ce qui le rendrait insupportable à l'Ecole, puis lui fermerait la porte de toutes les communes. Dans ces conditions, et malgré la pitié qu'inspire M. Leyvraz, mieux vaut lui conseiller de se vouer à une autre carrière; d'autant plus, ajoutent MM. Martin et Frey, que, intelligent et actif, il ne sera pas en peine de trouver à gagner sa vie."’

La cause est entendue. C'est donc sur Genève que le jeune réprouvé se dirige en novembre 1918 pour y achever ses études. Nul ne sait quels sentiments l'agitent, face aux événements qui secouent alors le pays : craignant un complot révolutionnaire, le Conseil fédéral a levé, à titre préventif, une troupe de huit mille soldats qui occupent la ville de Zürich; en signe de protestation, le Comité d'Olten, fondé le 4 février 1918, et qui regroupe des dirigeants syndicalistes et socialistes, incite les travailleurs des grandes villes industrielles du pays à se mettre en grève durant vingt-quatre heures. De vifs incidents éclatent. A Berne, devant dix mille manifestants, l'armée tire : on relève quatre blessés, et un soldat est tué. Le Comité d'Olten, la direction du Parti socialiste suisse et l'Union syndicale suisse appellent alors à une grève générale illimitée - suivie du 12 au 14 novembre de manière très inégale selon les régions402 - et qui secoue le pays403. Il semble que la levée de troupes réactive l'épidémie de la grippe espagnole : Cent quarante-six soldats mobilisés dans le cadre de la grève meurent; certains les considèrent comme des martyrs qui ont donné leur vie pour préserver leur patrie du chaos; dans ce contexte, la formule très malheureuse d'Humbert-Droz ‘"La grippe a vengé les travailleurs"’ parue dans le journal La Sentinelle, amène les passions à leur paroxysme et creuse particulièrement un fossé entre ouvriers et paysans, ces derniers ayant fourni le gros des troupes appelées; en outre, des groupements patriotiques, patronaux et militaires lèvent des "gardes civiques" afin de s'opposer avec force et cohésion à l'influence étrangère qui dicte ses lois; en effet, une large part de la population craint qu'un complot bolchevique n'éclate.

Genève404 où se trouve Leyvraz est moins touchée par le mot d'ordre du Comité d'Olten : les habitants semblent plus occupés à fêter l'armistice, et la chute du régime radical, au sein du gouvernement cantonal. Pour sa part, Leyvraz, faute de moyens financiers, ne peut donner corps à son projet d'étude. Aux prises avec des soucis personnels lancinants, il n'a vraisemblablement guère envie de fêter cette ébauche d'une révolution qu'il avait tant appelée de ses voeux.

Comme déjà au printemps 1917, il doit revenir à Corbeyrier, où la grippe espagnole règne encore.

A nouveau, le voici déclassé, incapable de subvenir à sa vie, alors que sa famille se débat dans de grandes difficultés matérielles. A nouveau, l'incertitude. A nouveau les mois qui passent. Le voici revenu à la case départ.

Que retenir du passage du jeune militant à Leysin ? Son besoin impérieux de s'engager totalement - jusqu'à prôner la révolution - pour un idéal qui lui tient à coeur, celui du socialisme, en s'abreuvant à la source des penseurs de cette idéologie, pour l'appliquer concrètement sur le terrain. En ressuscitant la section de Leysin, en créant une classe d'études sociales, Leyvraz démontre ses capacités de créateur, de meneur, d'organisateur qui s'attache à une ferme ligne de conduite. Il trouve, dans ses lectures, des maîtres - Tolstoï, Romain Rolland, Naine et Golay particulièrement -, qui l'influencent. Dès son premier article dans la Voix des Jeunes, il fait preuve d'un talent journalistique certain, qui lui permet d'engager une polémique contre les tenants du patriotisme, de l'ordre social et de la religion, en dénonçant tout particulièrement la bourgeoisie, les larbins du pouvoir et les intellectuels.

Notes
397.

Les Chemins de la Montagne, op. cit. p. 74.

398.

A plusieurs reprises, Leyvraz ne s'était pas privé de formuler, dans ce journal, son opinion sur l'école en général (cf. "L'Horizon", p. 6, "Larbins et bavards", p. 2, "Concentration, cohésion", p. 2), et sur l'Ecole normale en particulier. Dans un passage où il traite de la propriété et du partage, il écrit : "J'ai entendu les mêmes sottises, développées avec un sang-froid égal par un pasteur à ses catéchumènes et l'on peut dire qu'elles sévissent à l'état endémique dans le corps enseignant primaire vaudois. Si l'on vous demande pourquoi, ne faites pas d'allusion aux Ecoles normales cantonales. La sagesse des Nations nous dit qu'il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu" ("Larbins et bavards", 1er août 1918, op. cit., p. 3).

399.

"Juste milieu", 1er juillet 1918, op. cit., p. 6.

400.

Procès-verbal de la Conférence des maîtres du 4 novembre 1918, Archives cantonales vaudoises, fonds de l'Ecole Normale, Lausanne, op. cit.

401.

Il s'agit certainement de la personne qui a enseigné la religion à l'Ecole normale de 1917 à 1923, succédant ainsi à Jules Savary qui avait tenu cet enseignement de 1906 à 1917.

402.

On évalue le nombre des grévistes à 250.000; les villes industrielles de Zürich, Berne, Bâle, Schaffhouse, Bienne et La Chaux-de-Fonds sont particulièrement mobilisatrices.

403.

Les revendications sont les suivantes : Renouvellement immédiat du Conseil national sur la base du système proportionnel. Droit de vote et éligibilité des femmes. Introduction du devoir de travailler pour tous. Semaine de 48 heures dans toutes les entreprises publiques et privées. Organisation d'une armée essentiellement populaire. Adoption de mesures visant à assurer le ravitaillement. Création d'une assurance vieillesse et survivants. Etablissement d'un monopole d'Etat pour l'importation et l'exportation. Paiement des dettes publiques par les possédants.

404.

Sur le canton, le mouvement syndical est mal organisé et une totale improvisation règne lors de ces événements; en outre, la classe ouvrière de Genève est divisée depuis la scission du Parti socialiste née de la Conférence de Zimmerwald. Malgré cela, les dirigeants découvrent avec satisfaction un certain esprit d'ensemble dans la masse laborieuse, notamment parmi les cheminots et les "tramelots". Malgré son moindre écho, la grève marquera un tournant dans l'histoire du prolétariat genevois : elle entraînera le rapprochement de diverses organisations syndicales et, en juillet 1919, la fusion des deux tendances socialistes.