1. EXHORTATIONS AU COEUR DE LA CRISE DU SOCIALISME SUISSE

La décision d'assurer une parution quotidienne du Droit du Peuple intervient dans le cadre d'une grave crise qui secoue alors le parti socialiste suisse : en effet, le problème du boycott ou de la participation des militants suisses au Congrès socialiste international409, qui doit se dérouler à Berne du 3 au 10 février, consomme la rupture entre deux leaders romands : Jules Humbert-Droz qui refuse que le parti socialiste suisse se rende à cette manifestation trop bourgeoise, et Charles Naine qui juge cette rencontre importante. Le 2 février, le Congrès du parti socialiste suisse est le théâtre de vives discussions entre les deux clans, appelés à prendre une décision à ce sujet; lors du vote final, la tendance Humbert-Droz l'emporte. Plus qu'une simple dissension entre personnes, c'est le choc de deux idéologies, une lutte entre un partisan de la dictature et un défenseur de la démocratie sociale qui s'engage. C'est le choix entre violence et fraternité qui souligne la personnalité des protagonistes : le jeune pasteur, déjà prêt à devenir un apparatchik, défend les thèses des bolcheviks; Naine plaide pour un socialisme basé sur la démocratie, la liberté et l'amitié : ‘"Le sang appelle le sang, la tempête appelle la tempête, le fer appelle le fer, seul, l'esprit de l'évolution par l'éducation et la persuasion triomphera de la force410."’

Mais le conflit ne s'arrête pas là; la polémique se poursuit entre les deux dirigeants411 dans La Sentinelle 412, périodique économique et social créé en 1889, organe du parti ouvrier suisse. Charles Naine y accuse son camarade d'avoir bafoué, par opportunisme, les principes les plus élémentaires d'humanité et de lutte de classe. Humbert-Droz réplique ‘"en substance : Si jamais, en chrétien, l'usage de la violence se justifie, ce doit être pour une cause aussi pure que la fraternité. (...) J'ai oscillé entre le tolstoïsme et les théories révolutionnaires et n'ai pas échappé au douloureux dilemme : haine de la violence et nécessité d'y recourir pour la lutte d'émancipation. Jamais entièrement tolstoïen, j'ai compris que l'abandon absolu de la violence mène à l'anarchie qui incite les gouvernements à recourir à la force. (...) j'ai appuyé l'action zimmerwaldienne. J'ai ensuite interprété la violence de la Révolution russe comme conséquence de la violence du tsarisme. Aujourd'hui aucune hésitation n'est permise. Il n'y a pas de solidarité avec la Révolution russe en dehors de la lutte révolutionnaire dans son propre pays413".’

La bagarre secoue le journal et les militants : Humbert-Droz envoie sa démission de rédacteur de La Sentinelle. Son épouse Jenny, écrit à Naine : ‘"Je tiens à insister sur le tort que votre article fait actuellement ces jours au mouvement et plus encore au journal; les lettres de sympathie à mon mari arrivent en masse; à chaque courrier, la boîte est pleine et c'est pour moi une surprise bouleversante en même temps que douloureuse de constater que presque toutes ces lettres, pour ne pas dire toutes, viennent de camarades qui n'appuient pas les idées d'extrême-gauche mais qui gardent à HD leur sympathie et leur confiance. Le plus douloureux, c'est qu'une bonne partie de ces camarades se déclarent fort déçus et se désintéressent du mouvement414."’ Naine rétorque ‘: "Je ne doute pas du désintéressement de votre mari, mais je n'en juge pas moins ses méthodes profondément immorales, et l'article que j'ai écrit l'autre jour, comme le deuxième que j'ai envoyé depuis, n'exprime que d'une façon très atténuée mes sentiments à cet égard. J'espérais toujours que je n'aurais pas à polémiquer avec Jules Humbert-Droz et que ça finirait par s'arranger. J'ai eu tort de le croire. (...) Voulez-vous me croire, je suis persuadé que notre parti est menacé d'être étouffé par la corruption et les moyens sans scrupules et je suis décidé à ne pas laisser aller les choses sans réagir de toutes mes forces. Ce que vous me dites des lettres que vous recevez ou de l'effet de mes articles sur le mouvement à La Chaux-de-Fonds me laisse parfaitement indifférent. J'aurais mon parti tout entier sur le dos que je n'en changerais pas d'une ligne ma conduite415. Tout cela est bien regrettable, mais nous sommes dominés par des forces qui dépassent nos personnes. Celles-ci ne jouent qu'un rôle secondaire dans la lutte416."’

C'est donc en pleine tempête que Leyvraz débarque d'abord à La Chaux-de-Fonds pour apprendre, à la rédaction de La Sentinelle, durant une semaine seulement, quelques rudiments de sa nouvelle profession. Il a quitté Corbeyrier le 1er mars pour effectuer auparavant un bref stage dans l'agence de presse socialiste suisse Respublica, à Berne. Arrivé à Lausanne le 26 mars417, il prend possession au Droit du Peuple, le 1er avril, de son bureau situé au troisième étage du bâtiment Manera, dans les entrepôts de la Gare du Flon, en pleine ville. S'il est investi d'une mission à laquelle quatre petites semaines de stage l'ont bien mal préparé, il est en revanche fort d'une certitude inébranlable : ayant tourné le dos à l'Eglise de son enfance, s'engageant de manière résolue vers la cime de l'idéal socialiste, il est en possession d'une vérité patiemment et durement conquise; en effet, le socialisme l'a ‘"libéré de l'individualisme religieux et restitué le sens du social 418"’. De plus, à l'aube de sa carrière journalistique, il a une chance exceptionnelle : celle de travailler et d'apprendre son métier aux côtés de Charles Naine419, homme d'une profonde droiture morale420, habité d'un sens aigu de la justice et ennemi de toute basse manoeuvre politique.

Mais le 1er avril, Naine se trouve en session parlementaire à Berne; le nouveau secrétaire de rédaction est donc seul : c'est à lui qu'appartient d'assurer la sortie du premier numéro du Droit du Peuple en tant que quotidien. Etre secrétaire de rédaction n'est pas une sinécure. Près de lui ronflent ‘"les machines, les redoutables mangeuses de "copie" qu'il [lui] faudra alimenter421"’. Le typographe chargé de la mise en page a mesuré, à l'aide d'une ficelle, la longueur du plomb inséré dans les galées; puis il a comparé avec la longueur des colonnes additionnées. Il s'est tourné vers le jeune secrétaire en lui montrant plusieurs centimètres de ficelle : "La copie est maigre, il manque ça". Leyvraz doit dès lors absolument trouver de la matière pour boucher les trous qui feraient de grands vides dans les colonnes ... il se précipite donc dans un kiosque, achète la presse du jour, revient au bureau, coupe à tort et à travers, mélange les rubriques et, grâce à "la complicité des ciseaux et du pot à colle", parvient à faire "un fameux galimatias422". Et encore : la rotative, qui n'est pas au point, fournit une impression défectueuse. Un petit avis, inséré en deuxième page, demande l'indulgence des lecteurs du Droit du Peuple pour les premiers numéros qualifiés d' "exemplaires de fortune".

L'édito du jour, signé Charles Naine, reflète bien la personnalité de son auteur; intitulé "Le Journal des ouvriers", l'article à la Une annonce clairement l'intention qui a conduit à une parution plus fréquente : ‘"En inaugurant le Droit du Peuple quotidien, nous tenons à dire combien nous désirons faire de ce journal un instrument aussi parfait que possible des intérêts les plus élevés de la classe travailleuse. Il y a deux choses à notre avis qui se confondent avec ces intérêts, c'est la vérité et la bienveillance, auxquelles nous nous efforcerons de rester fidèles. Fidèles à la vérité lors même qu'elle pourrait momentanément se tourner contre nous, et fidèles à la bienveillance bien qu'engagés dans une lutte terrible qui doit être inexorable (...) envers les erreurs et les injustices du régime capitaliste que nous voulons détruire; mais elle doit être sans haine envers les hommes qui ne sont généralement que les instruments à demi-inconscients du milieu où ils vivent423."’ Quant à Leyvraz, il signe de ses initiales son premier article intitulé "L'assassin de Jaurès acquitté". Acquittement que le jeune rédacteur interprète comme ‘"la condamnation du socialisme. C'est l'Internationale qui était à la barre, c'est la politique de Jaurès, c'est Jaurès lui-même ! C'est en lui qu'on a condamné. Et c'est un soufflet au peuple qu'il défendit toute sa vie. Les Gohier, les Maurras, les Daudet, tous les "Camelots du Roy" et leurs amis peuvent se frotter les mains424. Le prolétariat n'oubliera jamais ce verdict. C'est sans doute par de tels dénis de justice que les gouvernements bourgeois espèrent arrêter la vague bolchéviste qui les menace"425 !’

Notes
409.

La rencontre a pour but de réunir les partis socialistes qui, bien qu'ayant soutenu leurs gouvernements durant la guerre, veulent passer l'éponge en reconstituant l'Internationale. Plusieurs sections alliées ou internationalistes décident le boycott de ce Congrès, en raison de la présence des sociaux-démocrates allemands, considérés comme moralement responsables du meurtre de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht.

410.

Charles NAINE au Congrès du Parti socialiste suisse, le 2 février 1919; cité par Henri Guessaz. "L'histoire du socialisme suisse". Le Peuple - La Sentinelle, 6 mai 1965.

411.

Humbert-Droz est alors en liberté surveillée pour actes de sabotage à la gare de La Chaux-de-Fonds, et frappé d'interdiction de toute manifestation publique. En plus des articles publiés dans La Sentinelle, un échange de correspondance s'instaure entre Naine et Jean Roulet, l'avocat d'Humbert-Droz qui tente, en vain, de faire cesser la polémique par articles interposés, ainsi qu'entre Naine et Jenny Humbert-Droz, l'épouse du pasteur.

412.

Ce journal est publié à La Chaux-de-Fonds, berceau et théâtre des luttes ouvrières qui agitent le canton de Neuchâtel depuis plusieurs décennies, sous l'impulsion de solides militants; citons, entre autres, l'un des fondateurs du mouvement ouvrier suisse romand, l'internationaliste Pierre Coullery (1819-1903), surnommé "le médecin des pauvres", le pasteur Paul Pettavel (1861-1934) apôtre du christianisme social, Charles Naine (1874-1926), Jules Humbert-Droz (1891-1971), Emile-Paul Graber (1875-1956) qui, emprisonné en mai 1917 pour offense à l'armée, s'était vu libéré par des ouvriers chaux-de-fonniers, lors d'une manifestation violente.

413.

Jenny HUMBERT-DROZ. Une pensée, une conscience, un combat, La carrière politique de Jules Humbert-Droz retracée par sa femme, op.cit., pp. 51-52.

414.

Brouillon d'une lettre en sténographie Aimé-Paris, de Jenny HUMBERT-DROZ à Charles Naine, 13 février 1919. Archives Jules Humbert-Droz, Bibliothèque de La-Chaux-de-Fonds.

415.

Cette phrase est prémonitoire : le 4 mai 1924, le parti socialiste se scinde suite à un conflit latent opposant Maurice Jeanneret-Minkine (1886-1953) qui clame son admiration pour la révolution russe, à Naine qui dénonce le "sanglant jacobinisme du bolchévisme". Injurié et calomnié par ses adversaires au sein du parti ouvrier socialiste vaudois, Naine démissionne de la direction du Droit du Peuple et du Parti socialiste vaudois et fonde le parti socialiste démocratique vaudois; cette dissidence s'éteindra en novembre et Naine réintégrera le parti après l'exclusion de Jeanneret-Minkine.

416.

Lettre de Charles NAINE à Jenny Humbert-Droz, 17 février 1919. Archives Jules Humbert-Droz, Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds.

417.

Il habitera d'abord jusqu'au 31 mars 1920 au 30, av. Béthusy, chez M. Ernest Wymann-Schwarz.

418.

René LEYVRAZ. "Réponse à M. Bertholet". Courrier de Genève, 2 mars 1934.

419.

Dans l'interview radiophonique du 22 mai 1953, précédemment citée, Leyvraz déclare garder de Naine "un souvenir profond, inoubliable, gravé [en lui] à tout jamais".

420.

Une lettre de Naine à sa fille Hélène (31 août 1920) montre combien l'auteur attache d'importance à cet aspect. Après avoir insisté sur la nécessité d'exercer sa volonté pour cultiver ce qu'on a reçu à la naissance, Naine écrit : "Et pour cela, je le répète, rien de mieux que la lutte journalière contre ce qu'on sent en soi non seulement de mauvais mais de moins bien. Cet exercice du reste ne fortifie pas seulement la volonté, il affine la conscience." (Reproduction d'une lettre manuscrite dans Rudolf Martin HOEGGER. Charles Naine, 1874-1926, Eine politische Biographie. Zürich : Juris Druck + Verlag, 1966, p. 214).

421.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 75.

422.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 75.Dans l'interview radiophonique déjà citée, Leyvraz parle d' "une mémorable salade" et ajoute : "Ce premier numéro mériterait d'être ressorti pour l'ébahissement de mes confrères !"

423.

Charles NAINE. "Le Journal des ouvriers". Droit du Peuple, ler avril 1919, p. 1.

424.

Même si l'Action française avait démenti au lendemain de l'attentat que l'assassin de Jaurès, Raoul Villain, fût un Camelot du Roy, il n'en est pas moins vrai qu'à la tête de la presse nationaliste et réactionnaire, ce journal, suites aux fréquentes accusations portées par Maurras contre un Jaurès qualifié de "traître et d'agent allemand", ne pouvait que se réjouir de cette disparition.

425.

René LEYVRAZ. "L'assassin de Jaurès acquitté". Droit du Peuple, 1er avril 1919, p. 1-2. Nous pouvons penser que cet article signé R.L. est bien de sa plume. Leyvraz restera au Droit du Peuple du 1er avril 1919 au 31 août 1920, laps de temps durant lequel on trouve à 26 reprises des articles ou des répliques signés de ses initiales ou de son nom. Après son départ, un dernier article, "L'alcoolisme", portant ses initiales, paraîtra encore le 13 octobre 1920 (et non le 3 octobre, comme Leyvraz l'indique dans Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 123).