2. DANS LE SILLAGE DE CHARLES NAINE, UN CHEF VÉNÉRÉ

Les tensions qui déchirent le socialisme suisse ne reposent pas seulement sur des problèmes de doctrines. A Lausanne, Leyvraz tombe "dans un fourré d'ambitions et d'intrigues426"; Naine qui se bat pour une démocratie intégrale et contre la dictature du prolétariat, voit se dresser contre lui une faction puissante, menée par Paul Golay427; les coups auxquels il doit faire face, l'isolement et l'incompréhension que suscite sa lutte l'amène un jour à confier à Leyvraz : ‘"J'ai l'impression d'être au fond d'un puits avec une gerbe de fleurs dans les mains428."’ Le jeune secrétaire apprécie tout particulièrement les échanges qu'il a avec son directeur. Bien qu'il fasse profession d'un irréductible antimilitarisme, Naine n'en est pas moins un lecteur enthousiasmé des récits d'Homère qu'il garde ‘"à son chevet, et s'il a en horreur les grands massacres collectifs de la guerre moderne, les fameux horions des Grecs et des Troyens le [remplissent] de jubilation. Souvent, dans son langage d'ouvrier neuchâtelois, [il explique à son jeune rédacteur] ses prédilections homériques de la manière la plus réjouissante429".’

Naine est habité du même idéal que ‘"celui des "vieilles barbes" de 1848430"’. Il met toute son énergie pour que la beauté du programme socialiste ne soit pas, selon son expression, "ternie par des moyens sans noblesse431"; il s'insurge fréquemment avec vigueur contre ‘"la prépondérance du ventre et de l'estomac432"’ qui règne dans les discussions du parti. Et lorsqu'il prononce ‘"ces mots : "intelligence, instruction, ordre, paix, liberté, solidarité, fraternité, entr'aide pour tous les hommes", ce n'est pas de la vaine rhétorique, mais l'expression d'une foi ardente et prête au sacrifice433".’

Charles Naine représente une figure d'homme - celle du chef - que Leyvraz admire particulièrement434; le jeune journaliste partage avec son directeur la même conception du socialisme : comme lui, il rejette l'idée de constituer un front révolutionnaire unique; il soutient Naine de toutes ses forces et lui témoigne une vénération profonde; les premières qualités qu'il relève chez cet homme sont "la franchise, la probité, la loyauté". Dans une époque où nombre d'intellectuels et de politiciens se prétendent du peuple, Naine, lui, est ‘"ouvrier dans le meilleur sens du terme, sans feinte aucune et sans effort; (...) amoureux en tout de la bonne besogne, soucieux que tout fût bien net, propre et en ordre. Une sorte de Péguy venu du protestantisme; moins de souffle, moins de lyrisme, mais la même vigueur, la même solidité. Un peu rude, ennemi des finasseries, jovial et d'un trait allant à ce qui est robuste et sain (....). Surtout, il est bon. Nul mieux que lui ne [sait] comprendre les soucis des pauvres gens, parler leur langage et les réconforter, sans d'ailleurs les flatter ni se prêter aux jérémiades435"’. Dans son regard clair et appuyé, se lisent la détermination et la volonté436. Une abondante chevelure rejetée en arrière, d'immenses moustaches qui font penser à Gorki, tel est le visage de cet homme qui sait tenir son public en haleine.

En effet, Naine est un bon orateur : chez lui, pas ‘"de patois de Canaan, pas de charabia moderniste, pas de terminologie recherchée, tourmentée, compliquée. Partout la limpidité de la phrase, la simplicité des termes s'allient à la clarté du raisonnement, à la solidité de la construction. Puis de l'émotion, de l'émotion contenue, car rien ne doit gêner à (sic) ce superbe équilibre de la forme et du fond. (...) Et le charme s'accroît grâce à l'originalité des démonstrations et surtout à cette aimable ironie presque incessante jetée comme une poudre étincelante sur tant de problèmes ardus437"’. Dans un immédiat après-guerre où les passions sont vives et les débats agités, le conférencier parvient, dès son arrivée dans un meeting, à calmer le brouhaha qui y règne. Le voici, vêtu de cette veste en drap grossier de travailleur qu'il porte toujours. ‘"On se le désigne. Le front baissé, il traverse la foule d'un pas égal, tout absorbé dans ses pensées. Le voilà sur l'estrade. Les applaudissements éclatent. Lui n'y prend garde. Il vérifie ses poches pour voir si quelque document ne va pas lui faire défaut. Puis il parle, d'une voix chaude et métallique à la fois, d'une voix de bronze. Son visage honnête et énergique de chef gaulois s'éclaire par moment d'un sourire de bonté narquoise. La confiance naît aussitôt. Le peuple sait que cet homme n'est pas un conteur de boniments. Comme un horloger les rouages d'une montre, l'orateur rassemble ses arguments, non sans parsemer sa démonstration de saillies qui font fuser les rires. Avec patience, il construit son mécanisme, et la conclusion arrive avec une force irrésistible. La machine marche sans accroc, le ressort est solide. L'orateur le croit, et il est pris lui-même tout entier. C'est la joie du bon artisan, de toute une race de bons artisans qui éclate en lui. Tout le monde acquiesce et l'acclame ...438."’

Notes
426.

René LEYVRAZ. Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 78.

427.

Dans sa thèse Charles Naine, 1874-1926, Eine politische Biographie, op. cit., p. 190, Rudolf Martin HOEGGER montre que, dès 1918, des avis divergents apparaissent dans le Droit du Peuple, entre Naine et Golay, au sujet des événements de Russie. Sous l'influence du Dr Jeanneret-Minkine, Golay s'éloignera carrément de Naine

428.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 79.

429.

Ibid., p. 81.

430.

Ibid., p. 79.

431.

Ibid., p. 80.

432.

Ibid., p. 79.

433.

Ibid., p. 80.

434.

La figure du chef jouera un rôle très important dans la vie de Leyvraz; durant la plus grande partie de son existence, il vouera à ce type d'homme une grande admiration.

435.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 81.

436.

Dans sa lettre du 31 août 1920 à sa fille Hélène (op. cit.), Naine écrit : "J'ai commencé à peu près à 16 ans à faire sérieusement l'éducation de ma volonté et depuis lors la lutte n'a pas cessé et si je ne tombe pas en enfance, ça durera jusqu'à la fin avec plus ou moins de succès naturellement."

437.

Préface de E.-Paul GRABER. Charles Naine, Journaliste, Sa pensée socialiste. Vol. I. La Chaux-de-Fonds : Imprimerie coopérative, 1928.

438.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 82.