2. LE REJET DU BOLCHEVISME

Le 10 août 1919, le congrès qui se déroule à Bâle pour décider du remplacement, proposé par Lénine, de la IIe Internationale par la IIIe, constitue un événement-clé dans l'engagement de Leyvraz, car cela va l'amener à se situer de manière claire face au bolchevisme. Depuis longtemps - à Leysin déjà - le jeune homme était indécis : même s'il avait appelé de ses voeux l'extension de la Révolution d'octobre et salué l'aube qui s'était levée, même s'il rêvait encore parfois qu'un coup de force réglerait en quelques jours la question sociale, la peur des excès créés par une ‘"guerre civile, et la précarité d'une telle conquête, la riposte redoutable qu'elle ne manquerait pas de provoquer458"’ l'étreignaient. Et son engagement au Droit du Peuple n'avait pas dissipé ses doutes pour autant.

Le compte rendu dressé par un camarade qui avait participé à la rencontre de Bâle provoque une cassure définitive dans la pensée du secrétaire de rédaction; non seulement les divergences de vues, telles qu'elles étaient déjà apparues le 2 février 1919 entre militants, se sont durcies459 mais, de plus, son ami rapporte ‘"à l'endroit des communistes, un tel dégoût, une impression si vive de niaiserie et de barbarie460"’ que les craintes de Leyvraz se trouvent confirmées de manière décisive. Surgit en lui une interrogation qui s'enracine certainement dans son souci d'un juste milieu révolutionnaire : la révolution russe, telle qu'elle se poursuit, ne risque-t-elle pas de discréditer mortellement le socialisme ? Dès lors, le parti suisse ne devrait-il pas ‘"se réserver une issue qui lui permît de dégager sa responsabilité, et de garder son autonomie461"’ ? Peu à peu, Leyvraz jugera que l'explosion de cruautés qui s'abat sur la Russie est incompatible avec un projet humanitaire. Au fil des semaines, les nouvelles parvenant de l'est transformeront ses doutes et sa naissante aversion en une haine ouverte, accompagnée d'une certitude : jamais il ne pardonnera au bolchevisme d'avoir piétiné son idéal.

Notes
458.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 84.

459.

A Bâle, la majorité des délégués (par 318 voix contre 147) se prononce pour l'adhésion du parti socialiste suisse à la IIIe Internationale; Naine s'oppose à Humbert-Droz, devenu l'ardent propagandiste du communisme en Suisse romande. Mais quelques semaines plus tard, les Sections désavouent par référendum interne la décision d'adhésion (13.975 voix contre 8.280).

460.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 84.

461.

Ibid., p. 67. Cette autonomie prendra corps lorsque des personnalités du parti socialiste suisse, telles Charles Naine, E.-Paul Graber, Hermann Greulich (surnommé le "père du socialisme suisse"), s'exprimeront très clairement en août 1919 contre l'adhésion du parti à la IIIe Internationale; ils prépareront ainsi la scission qui sera consommée en 1921.