3. LES DIVERGENCES DOCTRINALES

Suite au Congrès de Bâle, le lancement du référendum portant sur l'entrée du socialisme suisse dans la IIIe Internationale suscite de vifs débats à l'intérieur des sections. Entre camarades, la lutte est vive : Beaucoup d'entre eux, fascinés par le spartakisme allemand et le communisme hongrois, préconisent de ne pas s'arrêter sur les ‘"horreurs de la Révolution russe et de réaliser sans tarder le front révolutionnaire unique⁴⁶²"’. Devant les tensions qui surgissent, Leyvraz devient grave; exprimant de manière imagée le reflet vraisemblable de son propre désarroi, il décrit les heures obscures : ‘"La cime se voile de brumes, les contreforts se multiplient, la nuit descend. Le sentier s'efface. ll y a les heures de tempêtes. (....) Ciel sans étoiles, et cette lanterne qu'on avait prise, elle s'éteint tout à coup. Ainsi, on a perdu le chemin, la cime ne resplendit plus. On va à l'aveuglette, les uns à droite, les autres à gauche, les autres au centre, d'autres encore à travers brousse, et chacun affirme que son chemin est le vrai, le seul vrai. Les coeurs s'aigrissent, les controverses deviennent acerbes, les triomphes arrogants et les défaites hargneuses. En se querellant sur les chemins, on oublie le but et ceux qui aspiraient à la fraternité se lancent l'anathème et l'injure. Les uns crient : Démocratie ! action méthodique et sûre. D'autres : Dictature, violence, il faut briser le cercle une fois pour toutes⁴⁶³."’

Pour donner une ligne directrice face aux dissensions qui déchirent le parti et à l' "inquiétude vague⁴⁶⁴" qui le saisit, le journaliste adopte - comme il l'avait fait déjà dans son article sur la famille - un regard large et élevé qui retourne à "un idéalisme ardent mais "suspendu"⁴⁶⁵" et qui en écarte ceux qui le piétinent : ‘"Regardons vers le sommet. D'un instant à l'autre, les brumes peuvent se dissiper et laisser nue la vision radieuse. La vision d'hier : Amour, Justice, Fraternité. Alors, d'eux-mêmes, les moyens s'harmoniseront avec le but, d'eux-mêmes s'élimineront ceux qui en pourraient souiller la suprême beauté⁴⁶⁶."’

Un mois plus tard, Leyvraz revient sur le problème de la désunion, en montrant avec force que les discussions opposant les militants n'ont rien à voir avec des divisions mesquines. L'enjeu est autrement plus grave : ‘"Une grande lutte de principes et de tactique déchire le socialisme suisse⁴⁶⁷."’ Le jeune homme lance un appel pour que les diverses tendances qui s'affrontent restent unies car "l'unité de but est incontestable". Ce point de vue idéaliste est diamétralement opposé à celui d'un Humbert-Droz qui estime, lui, que ‘"l'unité est une faiblesse quand elle recouvre un divorce moral permanent et des luttes intestines qui paralysent l'action⁴⁶⁸"’. Humbert-Droz préconisant la scission, Leyvraz regrette que le jeune leader rejette le principe d'une collaboration entre les diverses tendances et qu'il "se fourvoie dans un regrettable sectarisme".

Quatre jours après, dans un article intitulé ‘"Héros⁴⁶⁹"’, Leyvraz estime que, dans une actualité marquée par le découragement et la démoralisation, il faut franchir "le gouffre noir et la décadence" pour arriver à la cime lumineuse. Puis il demande avec angoisse : ‘"Le socialisme aura-t-il cette force ? Ou bien faillira-t-il à sa mission historique ?"’ A cette question essentielle qui le traverse, Leyvraz répond par un acte de foi - ‘"le socialisme, seul, peut sauver le monde"’ -, et par une invitation personnelle à ses lecteurs à reconstruire l'unité : il faut que chacun trouve, dans sa propre conscience, au coeur du socialisme, ‘"la force morale quotidienne qui fait le véritable héros, la force de terrasser ses vices, ses défauts, la force d'abnégation, de sacrifice à l'idéal, le seul héroïsme qui compte"’. Et que, ‘"de part et d'autre on reconnaisse loyalement les fautes commises, qu'on mette de côté tout sectarisme et toutes querelles personnelles. Chacun a sa tâche immédiate et urgente".’