Le premier semestre de l'année 1920 marque un tournant dans la vie de René Leyvraz; les tensions provoquées par les divergences doctrinales traversent aussi le Droit du Peuple; elles sont autant de coups portés à la mystique "révolutionnaire" du jeune homme. Conjugués à une confrontation aux exigences morales, au rejet du bolchevisme, à la question de l'homme, aux limites du socialisme et au refus d'un diktat étranger et de la violence, tous ces éléments créeront bientôt en lui une crise qui se révélera décisive.
Rapidement écoeuré ‘"des parlotes des sections, où des potentats de quartier [font] mijoter leurs ambitions et leurs rancunes470",’ Leyvraz se tourne - comme il l'avait fait à Leysin - vers une jeunesse menacée par le fait que sa ‘"personnalité s'est développée dans l'atmosphère empestée de la guerre (...)471"’. Pour la rencontrer, Leyvraz se rend dans une sorte de hangar austère - pompeusement baptisé Jeune Maison du Peuple - qui, véritable Tour de Babel, accueille non seulement des jeunes venus de tous les horizons, mais encore des ‘"adultes en quête de controverse désintéressée [qui s'y donnent] volontiers rendez-vous (....), [faisant de ce lieu une] sorte de pétaudière individualiste où les tendances les plus diverses et les plus diversement interprétées se [combattent]472"’. Qui pourrait dire combien d'idées, de projets, d'utopies, de rêves révolutionnaires naissent dans ce lieu où se côtoient socialistes de gauche, communistes, socialistes chrétiens, tolstoïens, anarchistes, idéalistes indécis ! Chacun y développe ses activités; conférences, groupes de discussions, manifestations, séances de travail se succèdent. Et - vraisemblablement sans que les habitués de ce lieu s'en doutent - la Police de sûreté veille pour répondre, de manière très confidentielle, aux diverses demandes de renseignements émanant du Département de Justice et Police.
Dans cette palette riche en couleurs, Leyvraz est rapidement classé parmi les modérés, position qui suscite l'hostilité des purs. Le 22 janvier 1920, après un constat amer, Leyvraz plaide dans le Droit du Peuple pour la résurrection d'une section de la jeunesse en décomposition :
‘"Notre jeunesse socialisteCet article ne reste pas sans écho : D'une part, le Droit du Peuple signalera qu' ‘"une salle bien garnie a adopté (...) le projet de réorganisation présenté par le camarade Leyvraz. Une commission provisoire, qui se transformera en Comité prochainement, a été élue. Elle est composée de : René Leyvraz, président, rédaction du Droit du Peuple. Philippe Gétaz, Arthur Seiler, Odette Pisler, Robert Mérinat, Hulda Bamatter474"’. Autre écho : celui donné au Département de Justice et Police du canton de Vaud qui avait sollicité en ces termes le chef de la Sûreté : ‘"Nous vous prions de nous renseigner sur le nommé René Leyvraz qui a signé un article intitulé "Notre jeunesse socialiste" paru dans le Droit du Peuple du 22 ct (CONFIDENTIEL)475."’ Un agent476, de la Police de Sûreté, est chargé de l'enquête; il envoie son rapport le 11 février : ‘"Le nommé Leyvraz René Léon (...) est domicilié à Lausanne. Depuis le mois de mars 1919, il a toujours été domicilié chez Mme Wymann, Béthusy 30 où il est encore actuellement. Le prénommé qui est vaudois est honorablement connu. Sa patronne de chambre est très satisfaite de la conduite de son locataire qu'elle représente comme un jeune homme tranquille, travailleur et sérieux. Au point de vue politique, Leyvraz se rattache aux Jeunes socialistes, dont il est un des militants de la section de Lausanne. Il fait tous ses efforts pour redonner de la vie à cette section qui a beaucoup périclité durant le dernier semestre de l'année 1919. Personne n'a pu me renseigner s'il était partisan des doctrines bolchévistes. Il travaille comme secrétaire du Droit du Peuple à l'Imprimerie Populaire à la Gare du Flon. Il doit avoir un salaire assez raisonnable et, autant que nous pouvons le dire, il n'a pas de dettes. Sa mère habite Corbeyrier et son père est décédé depuis plusieurs années477. Il fréquente les autres militants de la jeunesse socialiste soit Gloor Ernest, Gétaz Philippe, Cottier Albert478, etc. tous connus de notre service. Leyvraz est inconnu à la Sûreté et n'a jamais occupé les agents de la Police locale479."’
Une trentaine de jeunes se regroupe derrière Leyvraz, qui a donc été nommé président de la Section lausannoise. Cette responsabilité lui permet d'appliquer les idées qu'il développe dans le Droit du Peuple : il tente de réaliser cette unité qu'il appelle de ses voeux. La lettre480 adressée à Humbert-Droz en mars 1920 peut faire penser, qu'en dépit des divergences, Leyvraz cherche à maintenir le dialogue :
‘"Cher camarade, Excuse-moi d'avoir tant tardé à répondre à ton excellente lettre. Je te remercie des assurances que tu me donnes. De mon côté, je puis t'assurer, à défaut d'une communion d'idées absolue, d'une entière loyauté. Quant à la causerie que je t'avais demandée, j'ai attendu la fin des pourparlers du groupe de gauche à ce propos. Le président m'a dit que, pour éviter des frais assez considérables, on attendrait l'occasion d'un de tes prochains passages à Lausanne. Nous nous sommes décidés à faire de même pour une raison identique, notre caisse étant très obérée. J'espère toutefois que tu passeras bientôt dans nos parages. La Jeunesse marche bien ici. Elle ne se remonte pas toute seule, c'est évident; mais nous comptons bien la remettre joliment sur pied. Salutations socialistes. Cordialement. Leyvraz."’L'activité déployée par le nouveau président est intense, et les propositions faites aux jeunes allient convivialité et instruction : il y a les séances du Comité, des balades dominicales sur les hauts de Lausanne, des soirées "familières" où l'on partage des pâtisseries, où chacun est tenu de "donner une production" et "d'amener son sucre". En outre, dès le mois de février, la Jeunesse est invitée à des répétitions de chants "sous la direction du camarade René Leyvraz481", en vue de préparer le Premier Mai, de faire bonne figure à la fête des Travailleurs et de rétablir l'équilibre des finances. Les choristes sont priés d'amener le fascicule Les Chants du Peuple et, pour ceux qui le possèdent, le Chansonnier d'Emile Jaques-Dalcroze. Enfin, chaque quinzaine, des "causeries" sont organisées. Parfois, quelques intellectuels qui commencent ‘"à catholiciser tout en fleuretant (sic) avec le socialisme482"’ sont là. Un étudiant en théologie exhibe fréquemment un missel, exaspérant Leyvraz qui ne voit dans l'alliance de ces deux extrêmes qu'une sorte de snobisme.
Ainsi, de février à avril 1920, en plus de son travail au Droit du Peuple, le jeune président a dû noter dans son agenda les activités suivantes :
Ven. 06 févr.: "Vers un monde harmonique", causerie de Charles Naine
Lun. 09 févr.: Comité
Lun. 09 févr.: "Georges Duhamel", par Philippe Gétaz et René Leyvraz
Mer. 11 févr.: Répétition de chant
Dim. 15 févr.: Répétition de chant
Lun. 16 févr.: Soirée familière
Mer. 18 févr.: Répétition de chant
Sam. 21 févr.: Comité
Lun. 23 févr.: "La conception moderne de la poésie", par René Leyvraz
Mer. 25 févr.: Comité
Dim. 29 févr.: Balade
Lun. 1er mars : "L'art et la musique", par Paul Piguet
Mer. 03 mars: Comité
Répétition de chant
Dim. 07 mars: Répétition de chant
Lun. 08 mars: "La religion du bien social", par Auguste Forel
Mer. 10 mars: Répétition de chant
Ven. 12 mars: "L'alcoolisme et la classe ouvrière", par René Leyvraz, rédacteur, Frida Schaefer, et Bersot, étudiant médecin
Dim. 14 mars: Balade
Lun. 15 mars: "Les conseils d'ouvriers", par Paul Golay; causerie contradictoire
Mer. 17 mars: "Evolution et révolution : Comment faire comprendre ce dilemme, quels en sont les termes exacts, quelle tactique chacune des conceptions comporte-t-elle ?" par un camarade de Lausanne
Lun. 22 mars: Soirée familière
Mer. 24 mars: Comité
Répétition de chant
Dim. 28 mars: Balade
Lun. 29 mars: "Georges Sorel et le syndicalisme révolutionnaire" par Philippe Gétaz
Discussion sur le Congrès de Bâle
Mer. 31 mars: Répétition de chant
Mer. 7 avril : Répétition de chant
Lun. 12 avril: Rapport de Cottier sur le Congrès de Bâle
"Les étapes de la poésie moderne", par René Leyvraz
Mer. 14 avril: Comité
Répétition de chant
Dim. 18 avril: Balade
Lun. 19 avril: "John Ruskin" par le camarade Gloor
Mer. 21 avril: Comité
Répétition de chant
Lun. 26 avril : "Chopin", par la camarade Ida Golay
Ven. 30 avril: Dernière répétition pour les chants du 1er Mai
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 85.
"Héros", 27 septembre 1919, op. cit.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., pp. 85-86.
"Notre jeunesse socialiste". Droit du Peuple, 22 janvier 1920.
"Un Renouveau". Droit du Peuple, 23 janvier 1920.
Archives du Département de Justice et Police, Année 1923, Police J.S. Fourre "Socialistes chrétiens". Demande du 23 janvier 1920, No I/1099, D.J.S.4. Archives cantonales vaudoises, Lausanne. Dans le dossier de police, l'alinéa de l'article incriminé - où Leyvraz déplore le manque d'éléments ouvriers - est souligné.
Les rapports que nous avons lus, dressés par cet agent, semblent montrer que cette personne ne juge pas tous ceux qui font l'objet d'une enquête comme des éléments dangereux (celle sur Leyvraz en fait foi). Il est à relever que la moralité et la conduite semblent être des éléments déterminants des rapports de la police qui surveille de très près, et jusque dans leur vie privée, les militants de gauche. En 1921, l'agent est devenu inspecteur. Dans une note du 2 janvier, il justifie comme suit les frais occasionnés par des renseignements concernant des assemblées de la jeunesse communiste et des groupes de gauche : il donne généralement 5 fr. par assemblée à un indicateur auxquels il convient d'ajouter les frais de ce dernier (cotisations, collectes, etc.). Son indicateur est "débrouillard, actif, il suit régulièrement les assemblées et nous donne un exposé très exact de ce qui s'y passe". Dossier Police de Sûreté, année 1920, Police J.S., No 3, fourre "socialistes". Archives cantonales vaudoises, Lausanne.
Renseignement inexact : Paul Leyvraz est alors bien vivant (il mourra en 1956).
Cottier dirige alors la jeunesse socialiste de Renens (village voisin de Lausanne), section qui "prospère et s'ébaudit avec une insolente santé (...)". (René LEYVRAZ. "Notre jeunesse socialiste", Droit du Peuple, 22 janvier 1920.
Dossier Police I/1099, D.J.S.4. Archives cantonales vaudoises, Lausanne.
Cette lettre à entête de la Fédération romande de la Jeunesse socialiste suisse, Section de Lausanne, est le premier document manuscrit de Leyvraz que nous ayons retrouvé. Daté du 23 mars 1920, cet écrit se trouve dans les Archives Jules Humbert-Droz, à la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds. L'écriture en est hâtive (la lettre comporte corrections et ratures).
"Convocation des Jeunesses socialistes". Droit du Peuple, 13 février 1920.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 91.