1. LA CONFRONTATION AUX EXIGENCES MORALES

Les disputes de clans, les querelles éternelles, le temps perdu à de vaines contro-verses, l'affaiblissement de son idéal révolutionnaire ont amené Leyvraz - outre son engagement à la Jeune Maison du Peuple - à se réfugier toujours plus, "avec une ardeur exclusive490", auprès de la jeune femme qu'il aime depuis son séjour à Leysin. A deux, l'ascension vers les sommets d'un idéal est exaltante : ‘"Heureux quand on a encore l'aimée ou l'aimé à son côté, et cette grande douceur de sentir une main qui serre la vôtre, un coeur qui bat avec le vôtre491."’ Mais cette relation qui se devrait apaisante, éveille bientôt en lui un immense combat, opposant à la réalité sa soif d'un absolu, forgé dès son adolescence par ses lectures romantiques; il est "à l'âge où les passions soufflent avec le plus de violence"; elles ne lui laissent "aucun répit". Il se sent aux prises avec "la bête" qui gronde en lui et cherche à "imposer sa loi". Il sait "qu'en tombant sous sa dépendance", il se voue "à la mort. Débridé, [il se porte] aussitôt à l'excès, n'ayant dans le mal aucune prudence, aucune modération". Tiraillé entre ces deux extrêmes, Leyvraz déploie une "énergie désespérée" pour se défendre ‘"contre tout ce qui [pourrait] souiller l'image idéale qu'il [s'est construite] : celle de la femme et de l'amour492"’. Pris dans un combat qu'il ressent comme vital (il a "un sens aigu de la pureté morale")493, le voilà en quête d'un cadre, d'une morale qu'il cherche d'abord auprès de ceux qu'il côtoie à la Jeune Maison du Peuple. Mais sa démarche est vaine : dans les propos, les gestes et les visages de ses camarades, ne lit-il pas un désarroi semblable au sien ?

Cependant le jeune homme s'entête; sa recherche d'une morale sexuelle va de pair avec celle d'une éthique sociale; la beauté en est le dénominateur commun; cette éthique, il tente de la trouver dans l'humanitarisme socialiste. N'a-t-il pas acquis, au contact du vieux Forel, une ligne de conduite qu'il applique en ces termes : ‘"Chacun de tes actes doit être tel que, généralisé, il produise le bien commun, ou du moins qu'il n'y contredise pas."’ Et encore : ‘"Tout ce qui est social est moral, tout ce qui est antisocial est immoral494"’ ? Cette ligne de conduite se révèle cependant lacunaire car, pour Leyvraz, il y manque le "sens de la noblesse et de la pureté495". De manière confuse, il sent que la Beauté qui lui a été révélée par les Muses dès ses quinze ans est absente d'une telle éthique.

Peu à peu l'axe de sa vie morale (qui ne parvient à se fixer dans une doctrine) dévie et se cristallise sur l'image de la femme, telle qu'il l'a trouvée dans Baudelaire : "(...) l'Ange gardien, la Muse et la Madone496", Absolu féminin dans lequel se trouvent "les mesures du Beau et du Bien497". Cette vision de la femme, qui réunit en elle le beau et le bien, amène Leyvraz à considérer tout acte éthique à partir d'un regard identique; le jeune homme base sa quête sur une sorte d'analyse qui vise à "distinguer une foule de "nuances" et de délicatesse498", et établit alors dans sa tête une démarcation : même s'il est humanitaire, un acte n'est moral et utile que s'il n'insulte pas la beauté499. Mais, pour l'instant, cette distinction ne relève que du sentiment; la doctrine règne encore sur son intelligence : au nom de l'humanitarisme, Leyvraz n'est-il pas prêt à défendre avec âpreté les eugénistes scientifiques, tel Haeckel500 qui prône la stérilisation, en vertu de l'hygiène de la société et du progrès social ? Pourtant, confusément, au fond de lui, une telle morale l'offusque parce qu'elle va à l'encontre de ses aspirations vers la beauté et la pureté. Dès lors s'instaure un nouveau divorce entre son coeur et son intelligence. ‘"Désormais, il y a de nouveau deux hommes en lui : le théoricien qui développe ses thèses dans le Droit du Peuple, et le chercheur anxieux, le pèlerin de l'Absolu, que le matérialisme ne peut plus satisfaire, qui appelle de toute son âme autre chose - il ne sait encore quoi501."’

Notes
490.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 89.

491.

"Regard vers le sommet", 26 août 1919, op. cit.

492.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 89.

493.

Ibid., p. 92.

494.

Ibid.

495.

Ibid.

496.

"Pour vous, Marie, je serai fort et grand. Comme Pétrarque, j'immortaliserai ma Laure. Soyez mon Ange gardien, ma Muse et ma Madone, et conduisez-moi dans la route du Beau." Charles BAUDELAIRE à Mme Sabatier.

497.

Les Chemins de la Montagne, op. cit, p. 90.

498.

Ibid., p. 92.

499.

Leyvraz est-il influencé par Platon qui dit : "Car il n'y a rien, certes, qui ne se dise, ni qui ne soit dit, de mieux que ceci : ce qui est utile est beau, ce qui est dommageable est laid" ? (PLATON. La République, V. Place des femmes dans l'Etat).

500.

Les théories sur l'eugénisme se développèrent en Europe dès 1820. Peu à peu, elles rallièrent, dans un même consensus intellectuel, les progressistes, les scientifiques, les socialistes et les féministes. En 1920, le sujet est à l'ordre du jour dans plusieurs pays européens. C'est le canton de Vaud, en Suisse qui, le premier (en 1928) adoptera une loi en faveur de la stérilisation, bientôt suivi par le Danemark (1929), la Norvège (1934), la Suède (1935), la Finlande et l'Islande (1938). (Cf. aussi à ce sujet le livre du Dr Alexis CARREL. L'homme, cet inconnu. Paris : Librairie Plon, 1935). Dans Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 93, Leyvraz cite Haeckel mais pas Forel. Il est pourtant évident qu'il connaissait bien la pensée du docteur dont l'apostolat dans un asile d'aliénés et la lutte contre l'alcoolisme l'avaient amené à préconiser la stérilisation, pour combattre la dégénérescence.

501.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 93.