3. LA QUESTION DU SENS DE LA VIE

Sous l'influence de Bloy, Leyvraz est amené à réfléchir à ‘"la nécessité de la souffrance, de l'angoisse et de l'épreuve (...)"’. En effet, l'écrivain médite fréquemment ‘"(....) cette loi de la souffrance que tout homme porte en soi, juxtaposée à la conscience même de son être, qui préside au développement de sa libre personnalité et qui gouverne si despotiquement son coeur et sa raison (....). La simple vérité catholique est qu'il faut absolument souffrir pour être sauvé et ce dernier mot implique une nécessité telle que toute la logique humaine mise au service de la métaphysique la plus transcendante ne saurait en fournir l'idée"512.’ Même s'il ne la comprend pas bien, le jeune homme n'est point rebuté par cette doctrine; au contraire, elle lui semble "juste et forte", et rien ne l'amène à lui opposer "une sérieuse résistance513".

Voilà donc Leyvraz confronté à l'idée de la mort. S'il acquiesce à la thèse socialiste qui veut que l'homme ne soit que matière, et qu'il finisse comme telle, au fond de lui une voix irrépressible crie : "Non". Il ne veut pas, il ne peut pas mourir. "Malgré tous ses efforts, malgré les plus doctes démonstrations514" qu'il tente d'échafauder, il ne croit pas à la mort. L'amour humain si profond qu'il partage avec la jeune femme qu'il aime ne peut connaître de fin. Une conviction l'habite : ‘"la certitude absolue, naturelle, nullement forcée, ni exaltée, qu'au contraire [cet amour] pouvait, (...) devait durer éternellement . Et après, quand elle sera morte ? Aussitôt, [il écarte] la question comme absurde, déraisonnable, dénuée de tout sens. Après, [se dit-il], nous vivrons. C'est après seulement que nous connaîtrons le véritable amour. Nous n'en avons ici-bas que les apparences grossières, à quoi nous nous meurtrissons, par quoi nous nous faisons souffrir, qui jamais ne parviennent à nous apaiser515".’

Une question finit par l'envahir totalement, celle du sens de la vie : A quoi l'homme est-il ordonné ? quelle est la fin de l'homme ? Leyvraz qui nourrit pour Naine confiance et admiration s'en ouvre un jour à lui. Sans s'esquiver, celui-ci répond que le socialisme est incompétent pour répondre à une telle interrogation et qu'il ne peut se prononcer. Leyvraz insiste; le problème est si grave ... Il demande à son directeur d'y réfléchir et de traiter ce thème lors d'une des causeries organisées à la Jeune Maison du Peuple. Naine accepte. Sans nul doute, la quête du jeune homme doit l'émouvoir; elle ressemble tant aux questions que lui-même, vingt ans plus tôt, se posait ... Le même refus de la mort, la même soif d'éternité, d'amour et de vérité ... N'est-ce pas lui, Charles Naine qui, âgé de 25 ans, écrivait au pasteur Pettavel : ‘"(...) tout en moi crie à l'immortalité, j'ai soif d'être toujours, d'aimer éternellement, de vouloir toujours, j'ai soif de bonté éternelle, d'activité éternelle, de connaissances infinies, d'espaces infinis, toute ma nature est faite pour monter à l'infini éternel et le premier échelon fait défaut. Vous dites "tout pour Jésus" moi je dis "tout pour la Vérité". Quand Jésus pour moi sera la Vérité ce sera le plus beau jour de ma vie, ce jour-là sera sans doute le jour de ma mort. D'ici là je ne demande ou plutôt je ne désire, je ne cherche qu'à m'abrutir d'activité, tant physique qu'intellectuelle et morale. (....). Maintenant je m'arrête, je ne sais trop ce que je vous ai dit peut-être en ai-je trop dit. Vous brûlerez cette lettre (....)516".’

Notes
512.

Léon BLOY cité par René Leyvraz in Les Chemins de la Montagne,, op. cit., p. 106.

513.

Les Chemins de la Montagne,, op. cit., p. 106.

514.

Ibid., p. 108.

515.

Ibid.

516.

Lettre de Charles NAINE au pasteur Paul Pettavel, 18 janvier 1898 [?], vraisemblablement à l'époque où il participait aux réunions de l'Union chrétienne des jeunes gens, créée par ce pasteur. Archives de la Bibliothèque de La Chaux-de-Fonds, fonds Paul Pettavel.