3. DIEU EST OU DIEU N'EST PAS

Dans les jours qui suivent cette soirée décisive, Leyvraz prend conscience d'un bouleversement profond qui s'opère en lui. Et revient dans sa mémoire la phrase de Bloy : ‘"Dieu est ou Dieu n'est pas."’ Il entame alors une longue réflexion : Ou Dieu existe, et la réponse à mes questions se trouve dans sa Révélation; ou il n'existe pas et il est inutile de quêter ailleurs que dans mes propres lumières. Dans la question de Dieu, le socialisme ne nie pas explicitement le divin, il l'omet. Mais peut-on omettre Dieu ? Et si Dieu existe, le socialisme en l'éludant ne peut alors construire que sur le Néant ! Certes - comme l'a relevé Humbert-Droz - de par son organisation, le ‘"socialisme apparaît comme une religion [et pour beaucoup de ses militants, il] offre un aliment à la vie intérieure et au sentiment religieux519".’ Tout cela, le jeune homme le sait; il a goûté de cet aliment. Mais celui-ci ne le rassasie plus.

En quête d'une conciliation possible, et toujours à la recherche d'un cadre éthique, Leyvraz se penche alors sur le socialisme chrétien dont Humbert-Droz520 s'est ‘"fait le théoricien521 et l'apôtre dans sa thèse sur Le christianisme et le socialisme, leurs oppositions et leurs rapports "’. Mais la lecture de cet ouvrage laisse à Leyvraz un sentiment de tristesse et de dégoût : le livre ne répond aucunement à ses questions existentielles; l'auteur ne déclare-t-il pas qu'être chrétien, ‘"cela ne signifie point philosopher sur le commencement et sur la fin des choses ... L'homme sera toujours là dans le doute, parce que nous ne pouvons pas connaître; ces questions nous dépassent ...522"’ ? Pour Leyvraz, le christianisme du jeune pasteur ne représente finalement rien d'autre ‘"que la religion invertébrée dont l'Ecole Normale [proposait] les piètres formules. Plus amoindrie, plus avilie encore523"’; il conclut qu'une conciliation du socialisme et du christianisme, telle que la conçoit Humbert-Droz, n'est qu'une ‘"abdication complète de la foi surnaturelle devant le matérialisme historique524"’; dans une telle idéologie, ‘"le Christ ne peut entrer dans le socialisme que par le biais de la morale humanitaire525"’. Il s'agit-là d'un compromis, d'une mutilation que le jeune homme, en soif d'absolu, repousse énergiquement.

Pourtant, Leyvraz s'obstine; il ne peut envisager de rompre avec l'idéal auquel il a donné sa foi et le meilleur de ses forces; il lui faut ‘"découvrir un terrain où le socialisme authentique et complet d'une part, et le christianisme intégral de l'autre, [puissent] collaborer526"’. Estimant qu'un ajustement est impossible au niveau de la doctrine, Leyvraz décide alors de se tourner vers l'action, telle qu'elle est pratiquée par le socialisme chrétien suisse527, section du mouvement ouvrier qui insiste particulièrement sur les arguments relevant du domaine de la conscience; plus attirés par les appels à la justice et à la fraternité que par la lutte de classe, ses membres visent à insuffler, par leur présence dans la plupart des organisations ouvrières, un élément de douceur conjugué à une intransigeance marquée sur les questions de principes. Très critique envers les Eglises considérées comme des piliers de l'ordre établi, ce socialisme se démarque des chrétiens-sociaux en prônant non pas une société meilleure, mais une société nouvelle. Spiritualistes et idéalistes, ses militants se disent chrétiens non par un attachement aux dogmes, mais parce qu'ils partagent une indignation commune : celle de la disparition des grandes valeurs morales et, surtout, de la déformation scandaleuse de l'enseignement du Christ.

Comment Leyvraz ne pourrait-il être séduit par cette orientation qui devrait combler sa recherche éthique et spirituelle ? Il assiste à quelques-unes des réunions de la section lausannoise, marquées soit par des activités spirituelles (échanges ou réunions de prière à la Maison du Peuple), soit par des actions diverses (distribution de tracts à la sortie des églises invitant les fidèles à soutenir le parti socialiste, création d'Ecoles du Dimanche populaires ...528). Les rencontres qui se déroulent soit à la Jeune Maison du Peuple, soit chez la présidente de la section, Hélène Monastier529 sont toujours calmes, selon les déclarations des voisins et des témoins interrogés par la Sûreté. Si Leyvraz trouve là "de fort braves gens, et même quelques caractères d'une belle trempe", il n'en ressent pas moins un ‘malaise "dans une atmosphère où tout, intellectuellement, [lui paraît] faux, factice et trouble530"’. Il éprouve pour ces camarades chrétiens ‘"un sentiment complexe, fait à la fois du respect venant du coeur et de répulsion venant de l'intelligence531"’. Comment ce garçon angoissé - qui se tourne vers eux pour concilier la question de Dieu et la question sociale, pour obtenir d'eux une certitude libératrice - pourrait-il ne pas ressortir complètement découragé d'une de ces séances où le problème de l'immortalité de l'âme fait l'objet d'un vote ? Décidément, le fait que ses camarades puisent leurs règles de vie dans un christianisme laïcisé ne le satisfait vraiment pas. Il sort désabusé de cette brève incursion dans le socialisme chrétien en estimant y avoir trouvé ‘"la confusion, l'avilissement des idées, sur quoi l'on [étend] le manteau d'une sentimentalité chrétienne"’; certes, lui aussi a tenté ‘"d'introduire [son] Christ dans le socialisme, d'en faire un Messie humanitaire532"’; mais maintenant tout est remis en question car cet emprunt au christianisme lui apparaît déloyal.

Bientôt la puissance des cris de Léon Bloy ébranle le jeune homme; à son corps défendant, elle finit même par l'émouvoir. Ce christianisme qu'il a fui parce qu'il le trouvait affaibli, timoré, méprisable peut donc se présenter sous un autre aspect ? Leyvraz n'a-t-il pas alors, pour l'acquit de sa conscience, le devoir de le réexaminer ? "Après tout, le socialisme ne me l'interdit pas", se dit-il pour se tranquilliser.

Il se plonge dans le livre posthume de Bloy, Dans les Ténèbres 533, et est immédiatement ‘"confondu par la carrure de ce chrétien, par l'audace formidable de son essor (...). Chaque coup [porte en lui] à des profondeurs insoupçonnées. Il [suffit] d'une phrase pour ébranler, comme un coup de tonnerre, la savante explication du monde édifiée avec tant de soin et de science par le matérialisme historique"’. Certains passages le rejoignent dans sa recherche et ses doutes : ‘"Nous sommes des dormants pleins des images à demi effacées de l'Eden perdu, des mendiants aveugles au seuil d'un palais sublime dont la porte est close534."’ Mendiant et aveugle, n'est-ce pas ce qu'il est, lui qui chaque jour se voit ‘"plus dénudé, plus abandonné [et qui] ressent jusqu'à l'écoeurement le néant de (...) l'ambitieuse "synthèse" [matérialiste]535"’ ? Pour la première fois de sa vie, Leyvraz rencontre enfin un chrétien ‘"dans une position solide et logique. Loin de [le] rebuter, cela [le remplit] d'admiration et d'émoi536.»’Il est assiégé par ce croyant ni "doucereux", ni "capitulard" qui se place aux antipodes d'un ‘"christianisme rampant, geignant, cauteleux, mielleux537".’

Notes
519.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 112.

520.

Humbert-Droz fait partie du groupe de socialistes chrétiens rattachés au mouvement animé en France par Paul Passy; il y a dans ce groupe, entre autres, son camarade Ernest Gloor qui, en avril 1920, a donné aux Jeunesses lausannoises une conférence sur John Ruskin.

521.

Le socialisme chrétien en Suisse repose surtout sur Leonard Ragaz (1868-1945), né dans les Grisons, pasteur et créateur de la principale revue mensuelle du mouvement religieux social, Neue Wege. Ragaz adhère au parti socialiste et développe une théologie bâtie sur le Règne de Dieu, qu'il oppose tant au capitalisme qu'à un certain christianisme. En effet, Ragaz reproche à l'Eglise d'avoir masqué et accaparé le message du Christ qu'il tentera, durant toute sa vie, de concilier avec le socialisme.

522.

Jules HUMBERT-DROZ, cité par René Leyvraz. Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 113.

523.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 113.

524.

Ibid.

525.

Ibid., pp. 113-114.

526.

Ibid., p. 115.

527.

La Fédération romande des socialistes chrétiens fut fondée en 1914 par Hélène Monastier, Pierre Cérésole, fondateur du Service civil international, Arthur Maret, Edmond Privat et Jules Humbert-Droz.

528.

Ces écoles furent organisées par les socialistes chrétiens pour les enfants dont les parents refusaient de confier la formation religieuse aux pasteurs ayant critiqué la grève de 1918.

529.

Née en 1882, fille de pasteur, institutrice à l'école particulière Vinet "où elle a quelquefois reçu des observations du fait qu'elle professe des idées socialistes avancées". Rapport de la Sûreté, 1919, S 112/83.4, fourre "socialistes chrétiens". Archives cantonales vaudoises, Lausanne.

530.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., pp. 115-116.

531.

Ibid., p. 116.

532.

Ibid., p. 117.

533.

Léon Bloy avait commencé d'écrire ce livre - qui se présente sous forme de méditations - en juillet 1917 sous le titre Le Mépris; il était parvenu à le terminer quelques jours avant sa mort survenue le 3 novembre 1917.

534.

Léon BLOY. Dans les Ténèbres. Cité par René Leyvraz. Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 101.

535.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 101.

536.

Ibid., p. 103.

537.

Ibid.