1. L'ENRACINEMENT DANS LA TERRE ANCESTRALE

Encouragé par un lectorat qui apprécie ses articles, et bénéficiant en outre d'une situation marquée au journal par une pénurie de personnel, Leyvraz est nommé, vraisemblablement un an après son arrivée, second rédacteur du Droit du Peuple⁵³⁹. Cette nouvelle fonction lui permet de "quitter la cuisine du journal⁵⁴⁰", et le met face à une responsabilité nouvelle, celle de convaincre ses lecteurs, d'être pour eux un conseiller qui les entraîne à réfléchir et à s'engager. L'importance de cette nouvelle mission pousse Leyvraz à chercher tout à coup l'acquiescement des morts qui l'ont précédé, à discerner la voix mystérieuse de l'ancêtre, comme si celui-ci avait ‘"pour mission de [le] guider, de l'inspirer. Cette voix, c'est celle du génie de [sa] race, d'une race de pâtres, de paysans et de vignerons penchés sur la terre vaudoise⁵⁴¹"’. Pour la première fois de sa vie, Leyvraz se met à l'écoute de son ancêtre. Il l'entend et en est si bouleversé qu'il ne peut retenir ses larmes. Il l'imagine, ce ‘"paysan du temps de la Reine Berthe⁵⁴², avec ses braies et son sarrau⁵⁴³"’, sur une de ces pentes où lui-même, enfant, a si souvent épancher l'herbe coupée pour la faire sécher. Et voici qu'il engage avec son aïeul "un dialogue haletant [où il parle] avec plus de véhémence que lui, [car il faut] à tout prix" que l'ancêtre donne son consentement au jeune journaliste révolutionnaire qui s'apprête à entrer dans la mêlée; il est impératif que celui qui fut un serf assujetti approuve ce descendant décidé à s'engager aux côtés de ‘"ceux qui luttent pour l'affranchissement définitif de l'humanité ...⁵⁴⁴"’. Se considérant comme le maillon d'une longue chaîne ancestrale, Leyvraz refuse que celle-ci soit rompue par sa faute; il se veut digne ‘"du suffrage de [ses] morts. Etrange appel à la tradition, de la part d'un homme résolu à tout bouleverser⁵⁴⁵"’ .... En se mettant à l'écoute de ses aïeux, Leyvraz s'inscrit non seulement dans un arbre généalogique, dans une tradition mais, de plus, il va s'enraciner dans une terre. Celle de son pays.