Leyvraz a principalement rejeté le bolchevisme à cause de sa barbarie. En février 1920, le procès de Koltchak546 avait amené le jeune rédacteur à clamer son refus de la vio-lence révolutionnaire. Dans le Droit du Peuple, il avait protesté et s'était insurgé contre les propos du journal L'Humanité en s'écriant : "Assez de sang ! Non ! pas même celui de Koltchak !" Reprenant les termes de Charles Naine, il avait déclaré : "Le sang appelle le sang." Puis : ‘"On n'éteint pas l'incendie avec du feu. Une exécution capitale salit davantage les bourreaux qu'elle ne peut servir à la bonne cause. "Koltchak sera-t-il pendu ?" cela veut dire : "Y aura-t-il une honte, une horreur de plus sur la terre" ?"’ Se tournant alors vers ceux qu'il avait nommé "les pèlerins de l'absolu", il leur avait dit : ‘"Reprenez vos bâtons et vos croix, pèlerins. Il est temps. Jamais les cailloux du chemin n'ont été si coupants 547."’
Le printemps 1920 amène Leyvraz à poser la question de la violence non plus seulement en terre étrangère, mais dans son propre pays, où l'éventualité d'une action révolutionnaire achèvera d'éloigner le jeune militant de l'idéal internationaliste. En Suisse, en effet, la situation est tendue. Les conséquences de la grève générale de 1918 se font encore sentir : le durcissement des positions bloque la progression d'une législation sociale. Les milieux bourgeois, traumatisés par les Journées de novembre, ont appelé à la création de gardes civiques vivement opposées au mouvement ouvrier. La Police de Sûreté veille : le bolchevisme dégage une odeur de souffre. En outre, en avril, lors du Congrès d'Aarau, les Jeunesses socialistes adoptent une résolution sans appel : décidant de devenir indépendantes de tout parti politique, elles ont voté, à l'unanimité, leur adhésion à l'Internationale communiste des Jeunesses548. C'est sans succès que Leyvraz avait tenté, en février, de s'élever contre ce projet. Cette nouvelle orientation qui engage les jeunes sur la voie de la révolution, va creuser l'écart entre les socialistes de gauche et le jeune président de la Section lausannoise; sans rejeter le principe d'un changement, Leyvraz estime, contre leur avis, ‘"qu'à aucun prix les Jeunesses ne devaient être entraînées à l'action révolutionnaire. Celle-ci ne [devant] être confiée qu'à des hommes mûrs dont les convictions sont assurées et qui savent où ils vont ...549"’. Ce refus d'engager les jeunes dans la violence va bien vite avoir des retombées concrètes.
Un soir de printemps, alors que Leyvraz se trouve au bureau de la rédaction du Droit du Peuple, arrive un émissaire des jeunes spartakistes allemands, escorté par quelques camarades suisses; il est porteur d'un message de Willy Münzenberg, communiste allemand qui, avant d'être expulsé de la Suisse, avait déployé une intense activité révolutionnaire comme secrétaire des Jeunesses socialistes zürichoises550. Le jeune messager a le teint hâlé, les cheveux en bataille, des yeux enfoncés, brillant d'un feu sauvage; il informe ses auditeurs de l'agitation réjouissante qui, déjà, gagne Zürich et Bâle551. D'un ton impérieux, ne tolérant pas d'objections, il donne l'ordre de se tenir prêts à étendre le mouvement à la Suisse romande; ainsi, grâce à l'appui prépondérant des Jeunesses, la révolution gagnera bientôt tout le pays. Leyvraz, malgré la crise qu'il traverse, est habité d'une certitude : s'il ne renie pas la révolution, il refuse en revanche d'y entraîner une jeunesse qu'il sait anxieuse et incertaine. S'adressant à l'émissaire, il réplique donc, sans se troubler, que la section de Lausanne vise uniquement à donner à ses membres une éducation socialiste, et qu'elle ne s'engagera pas dans une autre voie. Pris d'une colère passionnée, l'envoyé de Münzenberg se lance alors dans une violente diatribe, pour démontrer à son interlocuteur combien une telle conduite trahissait la cause du prolétariat, puisque la section était ‘"l'avant-garde de la révolution, et qu'au surplus la meilleure éducation consistait à se lancer dans la mêlée ....552"’. Mais Leyvraz campe sur sa position. Le jeune spartakiste le traite de social-traître et quitte le bureau en proie à une rage violente.
Quelques instants plus tard, le jeune président remonte les rues de Lausanne pour regagner son logis dans la campagne. Tout encore habité par l'événement qui vient de se produire, Leyvraz réfléchit : Alors qu'il se heurtait à ce révolutionnaire emporté, n'a-t-il pas obscurément ressenti qu'il n'était pas de sa race ? Il relève la tête, contemple le pays endormi. La forêt du Jorat est là, silencieuse, qui s'étale en pentes douces. Quelques fermes, les prés, les chemins qui s'enfoncent dans l'obscurité, des grands troncs d'arbres abattus, couchés sur le sol, le ciel étoilé, le calme respir d'une nuit de printemps, l'air imprégné de sérénité, l'impression, la certitude de ne faire qu'un avec ce coin de terre. Et cette voix qui parle en lui : ‘"Voilà ce qui a été fait, voilà l'oeuvre des générations, voilà le fruit de tant de siècles de luttes et d'efforts. C'est là, sous ton regard. Ce n'est point parfait. Il y a des abus, des injustices. C'est là pourtant. Prends garde d'y porter l'incendie et la destruction. Eux, malgré tout, ceux qui tiennent la torche, ce sont des étrangers : toi, tu es fils de ce pays. C'est à toi de juger par quelles voies il faut aller à la justice, à la fraternité. Lui ne connaît pas cette terre. Il a la tête farcie de violences et de visions. Mais toi, tu as de ce pays une connaissance vivante. C'est ton pays ....553."’ Un pays dont, soudain, il sent battre le coeur. Et qu'il considère avec des yeux nouveaux.
L'amiral Alexandre Koltchak avait appartenu aux "troupes blanches" qui s'étaient opposées aux bolcheviks. Fait prisonnier des "rouges" alors qu'il se repliait sur Irkoutsk, il fut condamné à mort par un comité de guerre.
"Sang, poudre et panache". Droit du Peuple, 3 février 1920.
En même temps, le 17 avril, le Comité central du parti socialiste suisse soutient l'entrée dans la IIIe Internationale, par 20 voix contre 18; cette proposition sera une nouvelle fois rejetée lors du Congrès suisse extraordinaire de décembre 1920 à Berne.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 86.
A plusieurs reprises, l'expulsion de Münzenberg avait été demandée par une partie de la presse helvétique. Son renvoi intervint en novembre 1918, au moment où la grève générale s'abattait sur le pays et où, en Allemagne, l'agitation sociale contraignait Guillaume II à abdiquer. Leyvraz évoque le nom de Münzenberg en disant : "S'il m'en souvient bien (...)" (Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 86). Or, si l'on se reporte au livre de Stefan KOCH (La fin de l'innocence. Les intellectuels d'Occident et la tentation stalinienne, op. cit.), il est tout à fait vraisemblable que le message émane bien de ce révolutionnaire qui avait fait partie des compagnons de Lénine réfugiés en Suisse avant la Révolution d'octobre. Très doué pour agir dans divers groupuscules et organiser la transmission de renseignements, Münzenberg avait suscité l'admiration de Trotsky, de Lénine puis de Staline qui lui confièrent de multiples missions secrètes ou officielles qui le placèrent - jusqu'à sa mort mystérieuse près de Grenoble en 1940 - "à la tête des opérations clandestines de propagande et d'agitation lancées par l'Union soviétique contre l'Occident" (Stephen KOCH, op. cit. p. 17).
Après la guerre, dans un contexte social particulièrement tendu, les villes de Bâle et Zürich sont à plusieurs reprises le théâtre de manifestations ouvrières et de grèves. La presse fait état de complots : en octobre 1919, le Bund affirme qu'un mouvement révolutionnaire éclatera en Suisse et en Europe le 7 novembre; cette affirmation est étayée par la saisie, à la frontière, de documents qui confirmeraient l'existence de relations suivies entre le judéo-bolchevisme allemand et les socialistes suisses. Dès lors, les craintes augmentent dans une partie de la population : en février 1920, l'initiative contre le bolchevisme - qui a recueilli 100.000 signatures - autorise le Conseil fédéral à opérer des arrestations préventives en cas de complot présumé; le même mois, les ouvriers travaillant au creusement d'un tunnel à Bâle se mettent en grève, suite au refus patronal de leur accorder la journée de dix heures; ils sont alors congédiés. En avril, un conflit du travail dans le secteur du bâtiment secoue le pays. Les patrons retardant l'entrée en vigueur de la semaine de 48 heures, décidée en 1919 dans une convention collective, la grève éclate dans plusieurs villes du pays; les entrepreneurs répliquent par un lock-out des maçons qui touchera environ 15.000 personnes durant 11 semaines. C'est vraisemblablement ce contexte révolutionnaire que l'émissaire de Münzenberg évoque.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 87.
Ibid.