La quête du jeune homme se poursuit sous le charme des écrits de Duhamel (*) dont il apprécie depuis quelques mois558 le panthéisme poétique qui va lui tenir lieu de religion; en 1919, il a déjà lu de cet auteur la Vie des Martyrs et Civilisation qui constituent deux témoignages sur la guerre de 1914-1918. Leyvraz traverse alors une longue période de "possession du monde"559. Son tempérament mystique et contemplatif se trouve sans nul doute en harmonie avec l'écrivain qui veut ‘"restituer à l'homme ses pouvoirs sur le monde et sur lui-même, (...) protéger l'âme humaine contre les démons des temps modernes et veiller au chevet d'une civilisation menacée560"’. Comment Leyvraz, ce mystique, amoureux de la nature, ne pourrait-il pas s'attendrir à la lecture de ces lignes : ‘"Si je peux marcher, aller droit devant moi, ou de long en large, je prie. Si je peux voir un morceau de ciel, je prie. Et si la nature entière est offerte à mon âme, je prie, je prie malgré tout et comme sans le vouloir. (...) Il faudra bien que j'entende le gémissement des branches entrelacées; et c'est alors que je pourrai me sentir inondé de la grâce561". ’Parallèlement, dans le sillage de Duhamel, Leyvraz approche l'équipe de l'Abbaye de Créteil, ce phalanstère fraternel, symbole d'un ‘"humanisme poétique extraordinairement généreux et chaleureux562"’, dans lequel se retrouvent encore Jules Romains, Charles Vildrac, Romain Rolland, René Arcos563, Georges Chennevières.
L'article qui paraît le 30 avril 1920 et que Leyvraz a intitulé "Responsabilité" est bien de la plume d'un militant toujours socialiste; mais il est aussi écrit sous l'influence conjuguée de Millioud (mention des ancêtres) et de Duhamel (rejet d'une civilisation sans âme) : constatant que l'humanité, devant les immenses progrès de la science et de la technique, "s'est crue immortelle et souveraine564" le second rédacteur du Droit du Peuple écrit : ‘"Grisée par le vin violent de sa gloire, elle en est venue à mépriser, mais sans pouvoir les remplacer, telles humbles et graves pensées qui inclinaient le front de nos ancêtres, les courbent agenouillés dans la foi naïve et puissante qui fit surgir les hautes cathédrales. L'ancienne prière, figée aux lèvres, est morte au coeur des hommes, et l'hymne de la foi rajeunie, la nouvelle prière, n'est encore qu'un chétif balbutiement. C'est pourquoi cette heure est lourde d'angoisse et d'attente. Le silence des ruines nous environne. Silence total, terrible, - inattendu ... (...) C'est la faillite morale de la société capitaliste et de sa civilisation exclusivement scientifique et brutalement matérialiste qui a eu tort de se croire suffisante et éternelle (...) [et qui] ne fut jamais, dans sa plénitude, qu'une vaste et dure mécanique, trépidante d'une agitation énorme et sans but, mais dénuée d'âme, de beauté, de pitié."’ Qualifiant le régime capitaliste de "colosse aux pieds d'argile" qui, violemment ébranlé par la guerre, va fatalement s'écrouler, le journaliste poursuit : ‘"Mais si personne n'est là pour ramasser aussitôt les débris épars et reconstruire un nouvel édifice de justice, d'amour et de joie, si nul ne se préoccupe de lier en gerbes les épis dispersés par l'orage, alors la mort de ce régime inique sera le crépuscule de la civilisation moderne. Nous entrerons dans une ère d'obscurité et de barbarie semblable à la nuit du moyen âge, plus complète et plus désespérée encore, car le grand signe mystique de la Croix a singulièrement pâli au ciel moderne."’ Poursuivant par un acte de foi envers le socialisme, Leyvraz en appelle alors à ses camarades : ‘"Songez à la mort de Jaurès, au sacrifice de Ferrer565 et à celui, obscur et héroïque, des marins de la Mer Noire566. Nous aspirons à être les agents d'une grandiose métamorphose. (...) Seul le socialisme, unissant le prolétariat de tous les pays, pourra conserver et maîtriser cette civilisation, la sauver tout en lui donnant une destinée plus élevée, s'alliant pour cela avec toutes les forces altruistes et morales qui concourent au même but. Ouvriers, camarades, songez-y. Etes-vous bien conscients de votre mission sociale ? Sentez-vous la lourde responsabilité qui pèse sur vos épaules ? L'acceptez-vous ? C'est à vous de sauver le monde en réalisant le socialisme, à vous de relever la civilisation déchue en lui insufflant une âme nouvelle."’ L'accomplissement de cette mission qui ‘"attend des mains fortes et pures, des coeurs prêts à tous les sacrifices"’ transformera alors la vie de chacun. ‘"La lutte, entreprise dans cet esprit, conduira à une victoire profonde et féconde et le socialisme sera le salut de l'humanité567".’
Après quelques mois, la "possession du monde" ne comble plus Leyvraz. Toutefois l'empreinte littéraire de Duhamel reste très forte; c'est sous son influence qu'il écrit, dans le Droit du Peuple, trois articles568 dont le titre - Religion - est déjà significatif. Ces lignes tranchent incroyablement avec le style du journal socialiste et avec les écrits habituels du rédacteur; ce sont des méditations tout emplies d'une quête et d'une présence mystiques. La ligne de démarcation soigneusement érigée entre le théoricien du Droit du Peuple et le chercheur anxieux vient de se fissurer. Ce n'est pas un article, mais une sorte de journal intime que le jeune homme livre à ses lecteurs.
En février déjà, Leyvraz et son camarade Gétaz, proposaient aux jeunes socialistes une causerie sur Duhamel.
Georges DUHAMEL. La possession du Monde. Paris : éd. Mercure de France, 1919. Cet ouvrage est né de l'amitié et des discussions vécues par Duhamel avec les soldats sur les champs de bataille, durant la Grande Guerre.
Encyclopaedia universalis France S.A., CD-Rom Universalis, version 2.0. Paris : 1996. Article "Duhamel", 7-739a.
Georges DUHAMEL. La Possession du Monde, op. cit., p. 218, dans le chapitre "La recherche de la grâce". Cité par René Leyvraz. Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 118.
René LEYVRAZ. "Georges Duhamel, un grand coeur a cessé de battre". Le Courrier. 19 avril 1966.
Le 28 avril, le Comité des Jeunesses socialistes invite ses membres à aller écouter, à la Maison du Peuple, une conférence d'Arcos sur le thème Ce que la guerre nous a laissé.
"Responsabilité". Droit du Peuple, 30 avril 1920.
Leyvraz pense vraisemblablement à cet anarchiste espagnol, Francisco Ferrer Guardia (1859-1909) chef du mouvement anticlérical, fondateur d'une école laïque rationaliste, qui fut fusillé à Barcelone en 1909.
C'est en avril 1919 que la mutinerie de l'escadre française se produisit. Il est intéressant de noter que les trois cas cités par Leyvraz remontent à plus d'une année; peut-on penser que le socialisme de l'actualité n'a plus rien d'exemplaire pour lui ?
"Responsabilité", 30 avril 1920, op. cit.
Ils paraîtront respectivement sous le titre "Religion" le 22 mai, "Religion (II)" le 18 juin, "Religion (III)" le 19 juillet 1920.
Leyvraz fait peut-être allusion ici à son retour au logis après son conflit avec l'envoyé de Münzenberg.