c) La Vierge Humanité

Soirée de printemps. Leyvraz est seul dans son bureau. Son travail du jour est achevé mais il est accablé. Comme abandonné, il a le pressentiment que son amour va lui être enlevé. Le bruit de la pluie qui dégouline sur la ville l'envahit. Il lève son regard sur le ciel triste et bas, il y a comme "une douceur à le sentir plus proche, moins cruellement inaccessible570".

Une chanson lui vient aux lèvres "où pour la première fois il s'adresse à Dieu :

Le ciel a pleuré sur la terre
des larmes lourdes de pitié,
le ciel s'est rapproché de nous
dans une humble livrée grise ...
Le ciel s'est rapproché de nous,
son coeur descend en larmes pures,
EST-CE VOUS, MON DIEU, qui pleurez
sur le deuil de vos créatures .... ?
Le ciel s'est rapproché de nous
voilant son azur trop serein,
le ciel a pleuré sur la terre
des larmes lourdes de pitié 571.
Est-ce vous ? mon Dieu .... Le journaliste veut se ressaisir. Ce n'est là, il se le répète, qu'une apostrophe poétique. Mais la question revient : Est-ce Vous, êtes-Vous, pouvez-Vous me répondre572 ? "

Troublé, dans un sursaut d'énergie, il tente de "fixer sa foi sur un des mythes qui lui ont été chers : l'Humanité, l'Internationale ... Un chant lui vient, un de ces hymnes humanitaires qui se chantent comme des cantiques. C'est La Sociale 573 :

O Vierge féconde,
Au front pur, au doux regard,
Vient sauver le monde !....
Et que ton étendard
Sous ses plis qui rayonnent de mille clartés
Rassemble bientôt tous les déshérités ! 574".

Qui est donc cette Vierge qu'il chante ? C'est l'Humanité ! Soudain, il est saisi d'un émoi extraordinaire; même "sous le voile d'un mythe", cette Vierge fait vibrer en lui "une corde profonde"575. Sans qu'il ne le veuille, un glissement s'opère; les paroles qu'il vient de prononcer ne sont pas celles d'un chant adressé à une vierge métaphorique; c'est une prière, tournée vers la Vierge, ‘"vers Celle qui n'a pas connu la souillure du monde, et qui, en ce moment, lui apparaît au-dessus de tout amour humain. Celle qui pleure ....576"’. Serait-ce vrai ? est-ce vrai que, du haut du Ciel, quelqu'un pleure sur lui, sur sa misère, son péché577 et son abandon ?

Alors, brisant le silence qui règne sur les lieux, le jeune homme chante, en italien, l'Ave Maria de Luzzi dont il a la partition, sans trop savoir comment. C'est "avec une ferveur profonde et douloureuse [qu'il dit sa] première prière :

Ave Maria, piena di grazie,
Il Signor è teco,
Tu sei benedetta fra le donne
E benedetto il frutto del ventre tuo, Gesù.
Santa Maria, Madre di Dio,
Prega per noi, peccatori,
Adesso e nell'ora
Della nostra morte ...578»

Il se défend. Ce qu'il vient de chanter, ce ne sont que de la musique, des mots, de l'art. ‘"Il doit en être ainsi. Pourtant, les mots reviennent : Prega per noi, peccatori. Mais voici qu'un souffle plus puissant balaie ses raisons, et vaincu [il se met] à pleurer la tête dans ses mains579."’ Il pleure, ‘"parce qu'à travers ce mythe il cherchait la Vierge, et qu'il La pressentait, qu'il La découvrait peu à peu par ce chemin-là, toute belle, toute pure, rassemblant elle aussi tous les déshérités, et s'approchant de lui, de sa détresse d'où [vient de jaillir] la naissante prière580"’. La nuit tombe. Pour rompre ce qu'il considère être un attendrissement, une faiblesse, Leyvraz se relève brusquement. ‘"Pourtant, une voix nouvelle chante en lui581."’ Un mot résonne qu'il se répète inlassablement : Peccatori ... Pécheurs ... "Je suis un pécheur, je le sens, je le sais582." Loin de le plonger dans la détresse, ce mot - comme la pluie qui inonde la ville - lui est doux et lui procure un certain apaisement.

Il fait nuit. Leyvraz a quitté les lumières de la cité pour rejoindre la ferme du Jorat. La forêt, le chemin qui tourne, l'allée bordée de pruniers, la source qui chante au-delà des groseillers ... La cour pavée, le seuil, le couloir plongé dans l'obscurité, l'échelle pour gagner la chambre au plafond bas, la lampe allumée. Le jeune homme n'a pas encore trouvé la paix, mais il perçoit une lueur : cette nuit restera différente des autres. Avant d'éteindre la lumière, il ouvre un livre; c'est une prière de Francis Jammes qui monte du fond de son coeur :

Mon Dieu, je viens à vous dans le recueillement,
Pacification, pacification.
... Je me laisse aller comme la courbe des collines,
Je sens la nuit sur moi comme elle est sur les champs,
Quand le soleil s'éteint, le soir, comme une lampe 583.

Quelques jours plus tard, il écrira :

"Religion
II
En vérité, je n'ai pas besoin de voir votre visage. Féminin, viril, rose ou ridé, peu m'importe. Au contraire, je ferme les yeux. C'est votre âme que je regarde en souriant à travers mes paupières fermées. Pourquoi remuer les lèvres ? Déjà nos âmes ont commencé dans le silence leur muet entretien. La Nuit pose gravement sur la Ferme son manteau d'ombre et de mystère. Le fermier, dans le soir, comme un personnage de légende, rentre avec lenteur, sa fourche sur l'épaule. De temps à autre, une larme lourde et chaude tombe du ciel sur la terre, comme si le ciel - qui sait ? - pleurait d'amour ou de pitié sur notre terre ....
***
N'avez-vous pas souvenance d'un sommet gravi naguère, tout au fond de l'enfance, peut-être, ou bien seulement l'an dernier ? Mais vous n'avez nul espoir d'y retourner, parce qu'il est trop ardu ou trop lointain, ou à cause d'une crainte obscure qui vous prend de ne plus y retrouver les ferveurs vécues ?
N'y a-t-il pas des heures où vous sentez le regret poignant d'une source glacée et très pure qui coulait d'un rocher dans un frisson de clartés cristallines, ou de tel regard sur l'horizon qui vous fit éprouver votre âme immortelle ? Souvenez-vous de votre pureté à ce moment-là. Rappelez à votre souvenir la divinité rayonnante de cette minute. Pensez encore au mouvement secret et au profond murmure qui agita le peuple austère des sapins, comme en réponse à l'hymne de votre âme. Les larmes de jadis effleurent vos paupières, larmes qui vous venaient si pures, tandis que les chants frustes de la terre des pères montaient des poitrines des pâtres ...
***
La Ferme a tressailli. Un chant s'est élevé dans le silence vierge. Un chant calme et profond, et comme une prière, est monté du coeur de la Ferme. Une allégresse nuptiale emplit soudain la Nuit. Les jeunes Mariés chantent dans la grand'chambre. Un bonheur simple et pur s'écoule intarissable. Et la Fermière sent son flanc profond bouger584."
"Religion
III
Quand vous aurez une fois discerné cette gracieuse chanson qui chante en vous comme l'hymne de l'alouette ivre d'espace, et qui est celle d'une espérance immortelle, quand une fois vous aurez aperçu cette petite étoile qui, là-haut, filtre entre les sapins et qui vous est destinée;
Alors une harmonie s'établira et toutes choses prendront leurs vraies proportions. Cette grande douleur que vous tentiez d'étouffer, elle s'érigera devant vous en guide grave et sûr parmi les rocailles et les troncs pourris. Ce qui vous paraissait obstacle, cela peut devenir aide et secours pour une ascension nouvelle et véritable. Un rire profond vous secouera quand vous penserez à vos appétits, à vos ambitions d'hier. Vous serez absorbés par le grand-oeuvre. Et le lieu même où vous vivrez ne pourra plus être un obstacle : il deviendra comme providentiellement celui qu'il vous fallait.
***
Que ce soit le puissant jaillissement des Alpes vers les étoiles, jaillissement de ce front glacé de neiges, purifié de clartés (neiges doucement baisées par la lumière sereine et virginale de la lune);
que ce soient les rythmes lents, les rythmes forts et savoureux de ce Jura aux longues crêtes usées par la pluie des temps, de ce Jura si sûr, si calme et si simplement vêtu de son rude manteau de sapins;
ou le paysage trapu et musclé du Jorat, vieux paysage taciturne et barbu de noires forêts, profondément ridé de gorges;
ou même ce peuple innombrable d'échalas enlacés de vigne aimante (l'échalas et la vigne : comme l'époux et l'épouse, lui fort et roide, elle fragile et ondoyante, mais unis comme les époux en une étreinte vivante et féconde, et déjà on voit les grappes qui sortent du flanc de l'épouse)585;
que ce soit donc aussi cet horizon de vignes vertes marbré de larges taches bleues de sulfate, avec ce noeud de maisons grises, où je suis, fortement agrippé à la pente586;
que ce soit même cette mansarde dominant le carrefour de la plus grande ville ou telle chambre fanée dans une morne ruelle de province ...
je vous dis donc que tous ces lieux vous deviendront clairs et fraternels quand vous aurez perçu le chant et entrevu l'étoile qui brille comme une larme, là-haut, dans les sapins587."
Notes
570.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 120.

571.

Poème de Leyvraz, composé peut-être ce soir-là, et mis plus tard en musique par Alfonso Dami (père de la première épouse de Leyvraz) qui fut chef d’orchestre puis professeur de chant.

572.

Les Chemins de la Montagne, op.cit., p. 121.

573.

Cet hymne se trouvait certainement dans un chansonnier utilisé par Leyvraz lors des répétitions qu'il dirigeait dans le cadre de la chorale des Jeunesses socialistes; ou bien Leyvraz l'avait-il appris à Corbeyrier, lorsqu'il chantait avec d'autres enfants devant les pensionnaires d'Auguste Forel ? Nous en avons en effet retrouvé les paroles dans le recueil des Chants des Enfants de la libre-pensée de Genève. Genève : Imprimerie Reggiani et Renaud, 1915. Ecrit par un nommé Jacques Gueux [un pseudonyme ?], dont on trouve aussi la trace dans des chants du parti ouvrier belge.

574.

Dans Les Chemins de la Montagne, op. cit. p. 121, Leyvraz ne reproduit que les trois premières lignes. Dans son article "Les erreurs et les hommes". Courrier de Genève, 16-17 juin 1946, il en rajoute trois; le dernier mot qu'il cite est celui de "déshérités" alors que les paroles que nous avons trouvées parlent de "désespérés". Voici le chant dans sa totalité : "Là-bas, au loin, la Sociale nous sourit; Le coeur joyeux, saluons-la par un grand cri ! En la voyant, nous oublions tous nos revers, Et nous courons vers elle les bras ouverts. Voyez comme elle est fière et belle ! Par ses accents vainqueurs, Elle verse en nos coeurs Nouvel espoir, forces nouvelles, Et pour nous sauver, vient de se lever, Osons tout braver. O Vierge féconde Au front pur, au doux regard, Viens sauver le monde, Et que ton étendard, Sous ses plis qui s'allument de mille clartés, Rassemble bientôt tous les désespérés."

575.

René LEYVRAZ. "Les erreurs et les hommes", 16-17 juin 1946, op. cit.

576.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 121.

577.

On peut penser que Leyvraz, dans cette image de la Vierge qui pleure sur sa misère et son péché, est influencé par la pensée de Léon Bloy qui a beaucoup développé cette mariologie, sur la base des récits d'apparitions de la Vierge à La Salette.

578.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., pp. 121-122.

579.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 122.

580.

René LEYVRAZ. "Les erreurs et les hommes", 16-17 juin 1946, op. cit.

581.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 123.

582.

Ibid.

583.

Francis JAMMES cité par René Leyvraz, ibid.

584.

"Religion II". Droit du Peuple, 18 juin 1920.

585.

Nous voyons dans ce passage une influence certaine de Charles-Ferdinand Ramuz.

586.

Nul doute que Leyvraz décrit ici le paysage d'Yvorne, au-dessous des pentes de Corbeyrier.

587.

"Religion III". Droit du Peuple, 19 juillet 1920.