Soirée de printemps. Leyvraz est seul dans son bureau. Son travail du jour est achevé mais il est accablé. Comme abandonné, il a le pressentiment que son amour va lui être enlevé. Le bruit de la pluie qui dégouline sur la ville l'envahit. Il lève son regard sur le ciel triste et bas, il y a comme "une douceur à le sentir plus proche, moins cruellement inaccessible570".
Une chanson lui vient aux lèvres "où pour la première fois il s'adresse à Dieu :
Troublé, dans un sursaut d'énergie, il tente de "fixer sa foi sur un des mythes qui lui ont été chers : l'Humanité, l'Internationale ... Un chant lui vient, un de ces hymnes humanitaires qui se chantent comme des cantiques. C'est La Sociale 573 :
Qui est donc cette Vierge qu'il chante ? C'est l'Humanité ! Soudain, il est saisi d'un émoi extraordinaire; même "sous le voile d'un mythe", cette Vierge fait vibrer en lui "une corde profonde"575. Sans qu'il ne le veuille, un glissement s'opère; les paroles qu'il vient de prononcer ne sont pas celles d'un chant adressé à une vierge métaphorique; c'est une prière, tournée vers la Vierge, ‘"vers Celle qui n'a pas connu la souillure du monde, et qui, en ce moment, lui apparaît au-dessus de tout amour humain. Celle qui pleure ....576"’. Serait-ce vrai ? est-ce vrai que, du haut du Ciel, quelqu'un pleure sur lui, sur sa misère, son péché577 et son abandon ?
Alors, brisant le silence qui règne sur les lieux, le jeune homme chante, en italien, l'Ave Maria de Luzzi dont il a la partition, sans trop savoir comment. C'est "avec une ferveur profonde et douloureuse [qu'il dit sa] première prière :
Il se défend. Ce qu'il vient de chanter, ce ne sont que de la musique, des mots, de l'art. ‘"Il doit en être ainsi. Pourtant, les mots reviennent : Prega per noi, peccatori. Mais voici qu'un souffle plus puissant balaie ses raisons, et vaincu [il se met] à pleurer la tête dans ses mains579."’ Il pleure, ‘"parce qu'à travers ce mythe il cherchait la Vierge, et qu'il La pressentait, qu'il La découvrait peu à peu par ce chemin-là, toute belle, toute pure, rassemblant elle aussi tous les déshérités, et s'approchant de lui, de sa détresse d'où [vient de jaillir] la naissante prière580"’. La nuit tombe. Pour rompre ce qu'il considère être un attendrissement, une faiblesse, Leyvraz se relève brusquement. ‘"Pourtant, une voix nouvelle chante en lui581."’ Un mot résonne qu'il se répète inlassablement : Peccatori ... Pécheurs ... "Je suis un pécheur, je le sens, je le sais582." Loin de le plonger dans la détresse, ce mot - comme la pluie qui inonde la ville - lui est doux et lui procure un certain apaisement.
Il fait nuit. Leyvraz a quitté les lumières de la cité pour rejoindre la ferme du Jorat. La forêt, le chemin qui tourne, l'allée bordée de pruniers, la source qui chante au-delà des groseillers ... La cour pavée, le seuil, le couloir plongé dans l'obscurité, l'échelle pour gagner la chambre au plafond bas, la lampe allumée. Le jeune homme n'a pas encore trouvé la paix, mais il perçoit une lueur : cette nuit restera différente des autres. Avant d'éteindre la lumière, il ouvre un livre; c'est une prière de Francis Jammes qui monte du fond de son coeur :
Quelques jours plus tard, il écrira :
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 120.
Poème de Leyvraz, composé peut-être ce soir-là, et mis plus tard en musique par Alfonso Dami (père de la première épouse de Leyvraz) qui fut chef d’orchestre puis professeur de chant.
Les Chemins de la Montagne, op.cit., p. 121.
Cet hymne se trouvait certainement dans un chansonnier utilisé par Leyvraz lors des répétitions qu'il dirigeait dans le cadre de la chorale des Jeunesses socialistes; ou bien Leyvraz l'avait-il appris à Corbeyrier, lorsqu'il chantait avec d'autres enfants devant les pensionnaires d'Auguste Forel ? Nous en avons en effet retrouvé les paroles dans le recueil des Chants des Enfants de la libre-pensée de Genève. Genève : Imprimerie Reggiani et Renaud, 1915. Ecrit par un nommé Jacques Gueux [un pseudonyme ?], dont on trouve aussi la trace dans des chants du parti ouvrier belge.
Dans Les Chemins de la Montagne, op. cit. p. 121, Leyvraz ne reproduit que les trois premières lignes. Dans son article "Les erreurs et les hommes". Courrier de Genève, 16-17 juin 1946, il en rajoute trois; le dernier mot qu'il cite est celui de "déshérités" alors que les paroles que nous avons trouvées parlent de "désespérés". Voici le chant dans sa totalité : "Là-bas, au loin, la Sociale nous sourit; Le coeur joyeux, saluons-la par un grand cri ! En la voyant, nous oublions tous nos revers, Et nous courons vers elle les bras ouverts. Voyez comme elle est fière et belle ! Par ses accents vainqueurs, Elle verse en nos coeurs Nouvel espoir, forces nouvelles, Et pour nous sauver, vient de se lever, Osons tout braver. O Vierge féconde Au front pur, au doux regard, Viens sauver le monde, Et que ton étendard, Sous ses plis qui s'allument de mille clartés, Rassemble bientôt tous les désespérés."
René LEYVRAZ. "Les erreurs et les hommes", 16-17 juin 1946, op. cit.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 121.
On peut penser que Leyvraz, dans cette image de la Vierge qui pleure sur sa misère et son péché, est influencé par la pensée de Léon Bloy qui a beaucoup développé cette mariologie, sur la base des récits d'apparitions de la Vierge à La Salette.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., pp. 121-122.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 122.
René LEYVRAZ. "Les erreurs et les hommes", 16-17 juin 1946, op. cit.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 123.
Ibid.
Francis JAMMES cité par René Leyvraz, ibid.
"Religion II". Droit du Peuple, 18 juin 1920.
Nous voyons dans ce passage une influence certaine de Charles-Ferdinand Ramuz.
Nul doute que Leyvraz décrit ici le paysage d'Yvorne, au-dessous des pentes de Corbeyrier.
"Religion III". Droit du Peuple, 19 juillet 1920.