VII. VERS L'AUTORITÉ ET LA LIBERTÉ

1. LA RUPTURE AVEC LE "DROIT DU PEUPLE"

La crise morale et idéologique personnelle que traverse Leyvraz depuis le printemps va se trouver alourdie par d'autres tensions : d'une part au sein de la Section qu'il préside, la jeunesse est fortement divisée depuis le Congrès d'Aarau. Le 17 mai, les membres sont convoqués pour une discussion. Le 2 août, un avis paru dans le Droit du Peuple fait penser que Leyvraz est en train d'être éjecté, sur l'initiative de l'extrême-gauche; en effet, l'avis signale aux jeunesses socialistes qu'à la "suite des vacations survenues au sein de la direction de la section, les camarades sont instamment priés de se rencontrer nombreux à une séance reconstitutive extraordinaire"; il est signé "Comité d'initiative de la jeunesse communiste". Quelques jours plus tard, cette instance adresse la lettre suivante aux jeunes :

‘"Camarades, Vue l'attitude du Comité de la Jeunesse socialiste, lundi 2 août, quelques camarades appartenant à celle-ci l'ont dissoute. Nous avons fondé la Jeunesse Communiste qui gardera l'actif et le passif de l'ancienne section. Se basant exclusivement sur un terrain éducatif favorable aux principes de la IIIe Internationale, elle initiera ses membres aux problèmes économiques et sociaux sans négliger les questions artistiques, morales, etc. Les séances ont lieu le lundi soir à 8h.30 au local habituel. Il y aura en outre une conférence publique chaque mois. (...) Sujet pour le prochain lundi : le marxisme.
Ed. Pisler, président, Merinat, secrétaire."’

Leyvraz a donc laissé ou, plus vraisemblablement, perdu sa présidence. Mais la police veille ... Le 24 août, deux inspecteurs se rendent à la Jeune Maison du Peuple pour assister à une réunion de cette nouvelle Jeunesse qui s'affiche communiste. Malheureusement pour les épieurs, l'assemblée est composée de trois filles et quatre garçons; vu ce petit nombre, les inspecteurs ne peuvent pénétrer dans le local sans se faire remarquer. Pour mieux entendre la conversation, ils se glissent dans un bosquet qui se trouve devant le local. Le rapport de police dit : ‘"Ces jeunes gens passèrent leur temps à chanter, à rire et à lutiner les filles. Ils n'engagèrent aucune discussion d'ordre politique et eussent d'ailleurs été incapables de le faire588."’ Puis une fille décèle la présence des intrus et en avise ses camarades qui - paraît-il sans avoir reconnu les policiers - quittent la Maison en proférant des menaces contre ces trouble-fête ...

Autre tension dont Leyvraz va faire les frais : Au Droit du Peuple, l'écart se creuse entre les tenants de la Russie bolchevique (les Paul Golay, Léon Nicole (*), Maurice Jeanneret-Minkine) et ceux qui s'opposent à la dictature du prolétariat (Naine et Leyvraz, entre autres). Au fil des mois, le journal sera le lieu d'un grand débat idéologique, sur ton de polémique : la question de l'adhésion à la IIIe Internationale échauffe à nouveau les esprits, tensions et insultes réciproques fusent au sein du parti socialiste suisse. Naine se sent de plus en plus isolé et certains de ses camarades dénoncent ses attitudes autocratiques; dans une lettre de lecteur, le bouillant Scherrer - au nom de la Section socialiste de Leysin - reproche au journal (et donc, indirectement, à son ancien camarade Leyvraz) de marcher ‘"comme à l'avant-garde de la réaction bourgeoise contre le bolchevisme589"’ et de discréditer les camarades de Russie au lieu de les appuyer. Naine réplique en signalant qu'il refuse de ne publier que ce qui serait à la gloire de la dictature bolcheviste et d'en écarter toute critique.

En outre, la situation financière du Droit du Peuple est préoccupante; malgré de nombreux appels, le déficit du journal est évalué, en août, à 33.000 fr. pour l'année 1920; pour les neuf premiers mois de 1919 il s'élève à 47.000 fr. Certes, la proportion des abonnés a augmenté très sensiblement mais la situation reste critique; on annonce une augmentation des frais d'imprimerie et d'impression ainsi que de la taxe des transports de journaux. Autant de dépenses qu'il faudra donc équilibrer par de nouvelles ressources. Leyvraz, dont les derniers écrits et l'évolution doivent agacer les extrémistes de gauche qui cherchent, de plus en plus, à noyauter le journal, est licencié sous le prétexte des difficultés économiques que traverse le quotidien. Au coeur des tensions, le jeune homme a cependant conservé un ami : Charles Naine a suivi sa ‘"crise intérieure avec une haute et généreuse compréhension590"’. Sentant que le jeune rédacteur n'est plus à sa place au Droit du Peuple, c'est lui qui l'encourage à quitter le journal.

Notes
588.

Dossier Police de Sûreté, année 1920, Police J.S. No 3, fourre "socialistes". Archives cantonales vaudoises, Lausanne.

589.

Edouard SCHERRER. Droit du Peuple, 29 juillet 1920.

590.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 124.