2. CONTRE L'INDIVIDUALISME ET POUR UNE AUTORITÉ RELIGIEUSE ET MORALE

Le 1er septembre René Leyvraz se retrouve - une fois de plus - à Corbeyrier, à la recherche d'un emploi. Il vient de quitter les socialistes : il ne peut plus rien en attendre. Quant à espérer trouver du travail auprès des bourgeois qu'il a si souvent houspillés ... Dans les journaux, les offres d'emplois d'alors s'adressent surtout à des "bonnes filles" recherchées pour faire du ménage ou à des "garçons robustes" appelés à être "voyageurs" ou "garçons de courses". Pour le journaliste, une seule solution subsiste : s'expatrier. Mais comment Leyvraz pourrait-il se séparer de celle qu'il aime, et quitter la terre de ses ancêtres dans laquelle il vient de s'enraciner ? Il n'ose y penser.

Pourtant, la question ne se pose pas longtemps; le jeune homme tombe assez rapidement sur une annonce dans laquelle la Young Men's Christian Association (Y.M.C.A.) (Union chrétienne de jeunes gens) recherche un maître de français pour enseigner dans un collège américain du Bosphore. Le diplôme que Leyvraz a obtenu à Neuchâtel en 1917 s'avère suffisant pour remplir cette tâche; sa candidature est acceptée. En quelques jours, son départ est décidé. Toutefois, en ce lendemain de guerre, les formalités sont longues pour pouvoir traverser les Balkans; il faut en outre obtenir une autorisation de la Base navale interalliée pour séjourner à Constantinople. Heureusement, il reste encore deux mois à Leyvraz avant de devoir s'arracher à son pays. Le temps passé à Corbeyrier avant son départ va permettre au jeune homme d'ébaucher une nouvelle recherche pour concilier à nouveau son coeur (c'est-à-dire, cette fois, le surnaturel entrevu) et son intelligence. A Lausanne, l'incapacité du socialisme à répondre à sa quête religieuse et morale l'avait ‘"contraint d'improviser au hasard de la découverte, d'essayer système après système au risque de périr dans l'aventure591"’. Livré à lui-même, Leyvraz se retrouve épuisé par cette errance.

Mais le journaliste a ramené de Lausanne un livre qui va jouer un rôle décisif dans sa recherche d'un cadre moral et religieux, dans son besoin d'une autorité libératrice : Le 19 mars 1920, Le Droit du Peuple avait fait de la publicité pour un ouvrage de Friedrich-Wilhelm Foerster (*), Autorité et Liberté, envoyé au journal par l'éditeur592, et qui se penche sur les problèmes de la culture moderne et de l'Eglise. Le nom de Foerster n'est pas inconnu de Leyvraz : cet homme, philosophe et pédagogue, qui a passé par la libre pensée, avait aidé Forel à ‘"contrebalancer la mômerie vaudoise593"’ en fondant à Lausanne, en 1899, une section de la Ligue pour l'action morale. Dès 1914, Foerster s'était courageusement insurgé, au nom de la tradition humaniste germanique, contre l'hégémonie prussienne qui exaltait par-dessus tout des valeurs guerrières; les pacifistes installés à Genève lui avaient alors ouvert leurs colonnes à plusieurs reprises594. Plus tard, son mariage avec une femme catholique avait sorti Foerster de la libre pensée595 et tout en demeurant protestant, il témoignait d'un grand respect envers le catholicisme.

Alors qu'il se trouvait au Droit du Peuple, Leyvraz avait noté quelques passages d'Autorité et Liberté puis avait acheté le bouquin, avant de l'oublier dans un coin; c'est dans ses bagages qu'il le retrouve à Corbeyrier. L'ouvrage va le guider sur un sentier balisé par une double proposition : ‘"La condamnation rigoureuse de l'individualisme; la nécessité absolue d'une autorité religieuse et morale596."’ Durant ces deux mois passés dans le silence de la montagne, le jeune homme a tout loisir de méditer sur l'impasse dans laquelle il se trouve, et qu'il découvre exactement décrite par Foerster ‘: "En vérité n'en sommes-nous pas déjà là où, dans les questions les plus décisives de son existence, l'homme s'en va, au jour le jour, au gré de son expérience journalière, avec des pensées conçues à la légère, à moments perdus, et loin de la solitude d'où procède toute connaissance véritable ? Cette attitude n'est au fond qu'un impressionnisme; l'individu ne tend point à une construction générale où toutes les réalités se composeraient ensemble; il se contente d'une esquisse indigente, sans perspective, où n'entrent que les objets les plus saisissables, à portée de la main. Il se trouve ainsi pris à ses propres limites, sans redressement possible de ses excentricités, et cet embouteillage de la personnalité se décore du nom d' "individualisme", de développement omnilatéral de la personnalité ...597."’ Ce livre, qui semble écrit pour lui, émeut profondément Leyvraz parce qu'il donne une assise à sa recherche spirituelle en le reliant à la tradition, tradition - enracinement dans sa terre, écoute de la voix des ancêtres - qu'il ressent comme vitale depuis quelques mois. ‘"Sans la ferme et autoritaire tradition de la foi, dont l'interprétation peut sans doute se développer, se compléter, s'approfondir, mais sans cesser d'opposer sa force, inflexible et conservatrice à l'esprit du temps et à l'individualisme omniscient - sans cette tradition, l'autorité du Christ et de l'Evangile perd pour la masse tout sens impératif598."’

En tempérant et en limitant le rôle de la science (c'est-à-dire de la philosophie ma-térialiste qui prétend résoudre "les grands problèmes de l'âme et de la destinée599" et s'ériger en magistère moral), en dénonçant la libre interprétation des Ecritures, Foerster permet à son lecteur de trouver un ancrage dans la bible, de dégager la personne du seul Jésus historique pour arriver au Christ, et la situer dans une perspective de foi. A la lumière d'Autorité et Liberté, Leyvraz juge que son époque et lui-même sont dans l'erreur : privés d'une interprétation basée sur la tradition, n'ont-ils pas fait du Christ le reflet d'un idéal subjectif ? En prônant un individualisme religieux, la réforme n'a-t-elle pas, par mépris de la forme, mis en péril l'esprit même du christianisme ? Une critique littérale de la bible, telle qu'elle est pratiquée par les sectes ou par l'enseignement de l'Ecole normale, n'a-t-elle pas tué la vérité surnaturelle, rabaissant à un niveau humain ‘"les mystères de la foi pour les juger et pour les condamner600" ?’

Leyvraz est vraisemblablement conforté dans le jugement qu'il ébauchait dans son article "Responsabilité" lorsqu'il lit ces lignes de Foerster : la ‘"Science, laboratoire de la fraternité universelle, l'infaillible progrès par l'infaillible évolution ne sont (...) que dérisions amères (....)601"’. Et le pédagogue déclare que tout en concédant à la science une importance mesurée, il faut lui refuser le droit de construire, sur ses propres fondements, une religion et une morale.

Se mettre à l'écoute d'une autorité ... Pourquoi le jeune homme ne se tournerait-il pas à nouveau vers l'Eglise réformée ? D'emblée il exclut cette voie car il estime ne pouvoir ‘"rechercher l'autorité là où règnent l'incertitude et la confusion602"’. Ne s'en est-il pas éloigné ‘"pour avoir vu, dans l'exégèse de l'Ecole normale, la religion à demi sacrifiée à la Science603"’ ? Pour Leyvraz, il est impensable de revenir à ces compromis qui avaient suscité sa révolte et engendré son "athéisme". Et se diriger vers l'Eglise romaine ? Certes il a approché Bloy, Jammes, Claudel ... mais cette littérature catholique fait partie pour lui d'un monde à part. Il ne connaît rien du catholicisme qui, à ses yeux, est "toujours vaguement synonyme de benêt604"; la vue d'une soutane lui est désagréable, l'idée d'entrer en contact avec un prêtre l'effare, la messe ne doit être qu'un cérémonial ennuyeux et désuet. On ne sait comment le jeune homme réagit devant la lettre que viennent de publier les évêques suisses605, condamnant fermement le socialisme parce qu'il nie les dogmes du christianisme, détruit la propriété privée, ruine la famille en prônant l'union libre, et met en péril la hiérarchie sociale en proclamant le droit à la révolution ... la condamnation épiscopale est sans appel : il est impossible d'être socialiste et catholique en même temps.

Si Leyvraz est encore loin de penser à une conversion, il est toutefois résolu, vis-à-vis du catholicisme, ‘"à n'éluder sous aucun prétexte un effort de justice et de loyauté606"’. Autorité et Liberté ébranle ses préjugés : malgré toutes les fautes de la hiérarchie catholique, l'institution n'a-t-elle pas semé dans le secret, une ‘"infinie bénédiction (...) sur les peuples, l'éducation de la conscience, la diffusion de la culture, la conservation du Très-Saint (....)607"’ ? Et lorsque Foerster salue cette Eglise romaine qui a traversé dix-neuf siècles, cet hommage touche particulièrement Leyvraz parce qu'il s'adresse à ‘"une corde qu'à mainte reprise [le jeune homme a] laissé vibrer : celle de la tradition608"’ qui résonne aussi bien dans l'histoire de l'Eglise que dans sa liturgie. Malgré tout, Leyvraz est encore loin de cette Eglise pour laquelle il ressent une certaine sympathie mais qu'il maintient à distance.

Pour l'instant, il a d'autres préoccupations : au moment où la tradition lui apparaît comme un élément essentiel, voilà que son pays commence à se séparer de lui : la nostalgie étreint le jeune Corbeyrian qui se sent comme un passager sur sa terre natale où tout lui parle de son proche départ : la grande famille groupée autour de la table, ‘"le regard de sa mère qui s'attache sur [lui] avec une insistance où se trahit une secrète angoisse609"’. Sa maison. Le village où chacun le connaît ... ‘"Le petit cimetière derrière la colline. Les prés gris étendus sous la brume d'automne. Le torrent, la forêt qui monte jusqu'au ciel, et le dernier sapin, là-haut, dans les étoiles610 ...." ’Chaque heure qui passe le rapproche de la séparation, de son exil.

De l'expérience de Leyvraz au Droit du Peuple, nous pouvons retenir son rejet du bolchevisme et de la violence, ainsi que la souffrance provoquée par l'incapacité du socialisme à répondre à ses questions existentielles. Il faut noter également l'attachement du jeune homme à un chef qu'il vénère, la proportion que prend, dans sa vie professionnelle et privée, la recherche d'un Absolu qu'il met en lien avec ses exigences morales. Et également, la première réponse apportée par Foerster qui propose un cadre alliant tradition, liberté et autorité.

Notes
591.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 128.

592.

Friedrich-Wilhelm FOERSTER. Autorité et Liberté. Lausanne : éd. Edwin Frankfurter, 1920; le livre est vendu dans toutes les librairies, au prix de 6 fr.

593.

Auguste FOREL. Mémoires, op. cit., p. 221.

594.

Dans son Journal 1915, op. cit., (Cahier V, pp. 264-265) Romain ROLLAND transcrit quelques passages d'une conférence donnée par Foerster à Berlin le 15 janvier 1915; il note que le conférencier dénie le droit à un peuple de disposer de lui-même, au nom du bien général de l'humanité. Le Carmel, la revue dirigée par Charles Baudoin, publie à trois reprises en 1916 (pp. 15, 30, 49) des extraits d'un article de Foerster intitulé "L'oeuvre de Bismarck vue à la lumière de la critique de la Plus grande Allemagne".

595.

Dans ses Mémoires, op. cit., p. 221, Auguste FOREL dit de Foerster qu'il devint alors "doctrinaire et dogmatique, sans toutefois verser dans la doctrine catholique".

596.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 130.

597.

Ibid., pp. 130-131.

598.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 134.

599.

Ibid., p. 136.

600.

Ibid., p. 135.

601.

Ibid., p. 136.

602.

Ibid., p. 132.

603.

Ibid., p. 138.

604.

Ibid., p. 141.

605.

Ce document pastoral est publié le 19 septembre 1920, à l'occasion de la fête du Jeûne fédéral, sous le titre Le Péril social.

606.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 142.

607.

Ibid.

608.

Ibid., p. 141.

609.

Ibid., p. 129.

610.

Ibid.