Début novembre 1920 : 8h.00 du matin, à Lausanne, René Leyvraz monte dans un wagon de l'Orient-Express qui le conduira directement à Istanbul après plus de quatre jours entiers de voyage. Chaque tour de roues l'éloigne de ceux qu'il aime et de son pays : un dernier regard mélancolique sur les rives du Léman, sur les vignes d'Yvorne qui paraissent dans le lointain; puis c'est le Valais, la vallée du Rhône, la barrière des Alpes qui va le rejeter loin de sa terre. Après la traversée de l'Italie, l'allure du train se ralentit considérablement : de la frontière yougoslave à la sortie de la Bulgarie, l'Orient "express" roule entre 20 et 30 kilomètres à l'heure à cause de l'état des voies et des ponts, considérablement abîmés par les guerres qui, dès 1912, se sont succédé dans les Balkans. Toutefois, depuis quelques mois, la campagne a commencé à reprendre vie : au milieu de paysages désertés, certains champs ont été labourés. Dans les gares, le jeune homme aperçoit des mendiants en haillons, des soldats qui attendent depuis de longues heures le passage d'un train local. Entre Belgrade et Sofia, vingt-trois heures se sont écoulées. Et en approchant d'Istanbul, le voyageur est de plus en plus confronté au tragique de la situation des réfugiés russes, en fuite devant la guerre civile qui oppose les bolcheviks aux armées blanches, mais aussi devant l'effondrement de l'économie et la famine : à chaque arrêt du train, Leyvraz aperçoit des groupes de Cosaques, pauvrement vêtus, qui rôdent autour du convoi, frappent aux fenêtres, mendient de la nourriture ou quelques pièces de monnaie. La plupart d'entre eux n'ont comme abri que de pauvres tentes qui, bientôt, seront secouées par les bourrasques de neige et le vent violent. Dans des visages creusés par les privations, leurs yeux brillent comme ceux de loups affamés tandis que, du wagon restaurant, s'échappent de bonnes odeurs de cuisine.
Plus largement, la Turquie tout entière est plongée dans un vaste séisme : huit mois plus tôt, en avril 1920, l'Assemblée nationale d'Ankara a destitué le sultan Mehmed VI et s'est donné Mustafa Kemal comme président; depuis lors, ce dernier poursuit une lutte acharnée contre l'ancien régime et contre le Traité de paix de Sèvres, signé en août entre les Alliés et la Turquie, qui a obligé cette dernière à céder huit dixièmes de son territoire - réparti entre la Grèce, la France, la Grande-Bretagne et l'Italie - et à ne conserver que la région de Constantinople, sa zone d'influence et ses dix millions d'habitants. Les détroits ont passé sous contrôle international, l'armée turque a été réduite à cinquante mille hommes et les Capitulations (par lesquelles étaient reconnues aux minorités étrangères les mêmes garanties que dans leurs pays) ont été rétablies; et le contrôle exercé par les Alliés exacerbe les visées nationalistes.
En arrivant à destination, Leyvraz est très douloureusement surpris : ses bagages ont disparu dans les Balkans; le voici complètement démuni : ‘"objets familiers, livres, lettres surtout, ces signes où l'exilé retrouve le pays et relit le passé611"’ lui ont été enlevés. Le temps du dépouillement vient de commencer.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 145.