2. L'INSUPPORTABLE DÉCOUVERTE DU MAL DU PAYS

Pour sortir de cette ambiance d'outre-Atlantique qui provoque en lui un sérieux malaise, Leyvraz tente de trouver des lieux de rêverie, d'évasion. Seuls les petites ruelles en raidillons qui traversent les villages voisins, ou le plateau rouméliote derrière les collines lui offrent un asile; il n'arrive cependant pas à trouver une paix intérieure. Et puis, la magie de l'Orient ne l'envoûte pas. Au contraire, il se sent complètement perdu dans ce cosmopolitisme, dans cette culture si éloignée de ses racines. Leyvraz n'est pas touché par la douce mélancolie d'un Stamboul qui a fait rêver les Loti, Flaubert ou Lamartine. Ses sens en éveil (la vue, l'ouïe particulièrement) ne retrouvent rien de ce qui lui est familier : le silence des montagnes, la majesté des Alpes, les vignes tracées à la corde, le calme du Léman, les petites bourgades toutes empreintes de quiétude et de bonhomie, l'odeur de la terre .... Ici, tout l'agresse : la saleté, insulte à cette beauté tant recherchée; les vociférations incessantes, la débauche, la promiscuité, la vie trépidante; ces odeurs de friture, de sueur, de parfums, de tripes et d'oignons grillés qui se mêlent; bref, cette confusion des races, des senteurs et des cultures lui est détestable.

Le voici sur les rives du Bosphore dans lequel des méduses s'ouvrent et se referment comme des fleurs vivantes : ‘"Dans un ondoiement de couleurs, les bateaux de pêche amarrés au quai se balancent en même temps que les têtes de poissons qui flottent sur l'eau immonde. Des lambeaux de chiffons graisseux, des cadavres de mouettes recouvrent la Corne d'Or. Le Témel Réis, le Ali Réis, le Kodja Younous se balancent dans les remous de l'eau transformée en fange visqueuse⁶²⁴."’ Tandis que les vagues, dans leurs incessants va-et-vient, battent les murs des vieux sérails, Leyvraz songe; la mélancolie et le mal du pays l'envahissent; son coeur se serre jusqu'à l'angoisse et ses pensées s'envolent : Il revoit les villages et les vignes de la côte lémanique ... Là-haut, l'alpage des Agites, les chalets, l'âtre au coin duquel son père s'assied, tenant - les soirs d'orage - l'enfant serré contre lui; il entend sonner les clarines ... Une tristesse profonde l'étreint en pensant à sa mère, douce et attentive, à son père tout à la fois protecteur et exigeant .... Et là, près du vieux cimetière, les ancêtres qui lui font signe. Avec avidité, il s'accroche à ses souvenirs enracinés dans les traditions de sa terre⁶²⁵ : la figure du Major Davel, la fête nationale du 1er août qui rassemble les populations autour d'un grand feu et de l'hymne patriotique, les chansons tant aimées de Doret et de Jaques-Dalcroze qui disent si bien la douleur de l'exil et l'attachement au pays.

Un jour, au hasard de ses errances, Leyvraz découvre, dans un coin perdu de Péra, le café de la Colonie suisse : c'est une pinte⁶²⁶ qui ressemble, à s'y méprendre, à celles des villages vaudois : contre les murs, le drapeau suisse, rouge à croix blanche, et quelques chromos des Alpes; décor familier qui amène, une fois de plus, dans le coeur du jeune exilé, une vague de nostalgie indicible. Comme une mère tendrement aimée, la Suisse, sa patrie, l'appelle; les chemins de la montagne lui tendent leurs bras. Mais tout est si loin ...