3. UNE RUPTURE PLUS TERRIBLE QUE LA MORT

Heureusement, il reste à Leyvraz l'amour, cet amour qui l'a suivi et épaulé durant cinq ans. Les lettres de son amie l'accompagnent ‘"à travers la grande cité avec le sentiment d'une présence aimée à ses côtés, d'une main qui serre la [sienne]627;"’ tel un talisman, elles le préservent des plaisirs décadents de Péra l'ignoble, la lépreuse, la "ville-catin, crasseuse, prétentieuse et maquillée à l'occidentale628". Mais au fil des semaines, le rythme de réception des messages s'espace; les lettres ne semblent maintenant être expédiées que pour ménager une transition. Le ton devient froid, sans que Leyvraz en comprenne les motifs; le jeune homme a le sentiment que l'aimée agit sous l'emprise d'une force qu'elle ne maîtrise pas. Une angoisse atroce s'empare de lui : dans chaque lettre, il s'entête ‘"à ne voir que des raisons d'espérer, là où il n'y a que les ménagements d'une affection attentive629"’. Il lui faut à tout prix sauver cet amour sans lequel il ne pourra vivre. D'autant plus qu'il se sent maintenant responsable d'avoir entraîné son amie sur une route mauvaise, de l'avoir éloignée de son milieu familial. Une question l'obsède : ‘"Elle qui m'a suivi dans ces chemins, est-il possible qu'elle me quitte au moment même où je vois poindre une lueur; qu'il ne me soit même pas donné de réparer le mal que je lui ai fait, de la conduire désormais puisque je suis sûr de la route ? Faudra-t-il que mon passé soit grevé de cette dette, que cette protestation me suive jusqu'au bout ... Je ne veux pas me présenter sans elle devant Dieu. Je ne veux pas qu'elle reste en arrière630."’ Le jeune exilé ne peut consentir à une séparation, à un adieu. Plutôt mourir...

Et la rupture qu'il craignait tant survient : tout s'écroule.

Rupture ... Rupture "plus terrible que la mort" qui laisse Leyvraz complètement brisé, abandonné, en proie à ses questions, à ses doutes, à la tentation de mourir. ‘"A quoi bon lutter ? Puisqu'enfin je suis seul, puisqu'elle ne saura plus ... A quoi bon vivre, puisque je ne la verrai plus jamais, et que m'importe désormais où je vais, puisque j'y vais tout seul. Cette vie blessée vaut-elle tant de soins ? Qu'elle aille comme elle veut, moi je ne m'en occupe plus. Pourquoi élever la voix dans ce désert humain, puisque personne ne me répondra631 ?"’

Notes
627.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 153.

628.

Ibid., p. 155.

629.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 153.

630.

Ibid.

631.

Ibid., p. 154.