II. UNE VIE DE CHUTES ET D'ÉLANS

Alors déferle la désespérance. Stamboul - cette "capitale des divans et des narghilés632", de la jouissance et de l'évasion dans le rêve - éveille en Leyvraz des sentiments mêlés d'attirance et de répulsion. Il se plonge dans le rythme haletant et fiévreux de la "vieille magicienne", entraîné par sa perversité. Péra ... ses ruelles bourbeuses, les femmes au regard mystérieux qui se tiennent derrière les fenêtres grillagées, les balcons en saillie, les bordels aux rideaux tirés ... Les maisons de bois, les quartiers juif, grec, levantin, les tavernes ... la solitude à l'odeur rance et sucrée ... ‘"Pas un éclair de beauté, pas un coin où le regard puisse se reposer, mais la plus basse ruée des appétits de cet éternel négoce levantin, louche et servile, menteur à propos et hors de propos, par atavisme. (....) Galata, repaire de souteneurs et de prostituées. Stamboul assoupie dans sa boue et ses guenilles633."’

Vertige : le jeune homme parcourt ‘"les rues pour essayer d'y perdre sa douleur, tantôt le coeur serré à la vue des épaves humaines qui s'y [pressent], tantôt subissant, comme une sorte de vertige, l'attrait de cette immense perdition634"’. La présence de milliers de réfugiés russes - Mongols, Tartares européens - donne un rythme encore plus effréné à la corruption levantine : les misères les plus effrayantes côtoient le luxe capiteux des nouveaux riches; l'or afflue en même temps que la décadence; princesses déchues, les femmes russes - pour pouvoir vivre - sont contraintes de vendre leurs bijoux, leurs vêtements, de se prostituer ou de s'engager dans des cafés ou des restaurants. La folie slave est comme le miroir de la ‘"poignante nostalgie de ces déracinés, voués, pour ne pas périr de faim, à l'exploitation de la muflerie levantine. Les pauvres gens ! Même dans leurs plus tristes rôles, [on dirait] un peuple de princes égarés dans un parc à bestiaux635"’. A chaque pas, le promeneur croise ces réfugiés, hommes de tous âges, souvent en uniforme, errant sans but, l'air hâve et défait, résignés, silencieux. Des blessés se traînent misérablement, d'autres se tiennent accroupis dans la boue, d'autres encore proposent, contre quelques sous, journaux, lacets ou objets leur appartenant. Dans la grand'rue de Péra, Leyvraz voit un de ces mutilés qui vend des fleurs déjà flétries; pris de pitié, le jeune homme lui en achète quelques-unes et lui remet, en piastres, un peu plus que la somme due; bientôt, il s'entend hélé : croyant à une erreur, l'homme tente de le rejoindre pour lui rendre son argent ... Leyvraz en est bouleversé.

Comme à Lausanne, le voici à nouveau partagé. Ici, à Istanbul, par une ‘"vie double et tourmentée, faite de chutes et d'élans. Le plus souvent reclus, ou promeneur solitaire636"’. C'est en vain qu'il appelle l'oubli ou qu'il tente de se raccrocher à ses souvenirs, ‘"quêtant quelques raisons de ne pas céder au flot, tantôt lâchant tout et roulant à la débauche avec le désir d'y laisser jusqu'au sentiment de son existence637"’. Il cherche désespérément ‘"un coin où blottir son âme blessée638"’. Le combat qui l'avait presque terrassé durant son séjour au Droit du Peuple n'est plus intellectuel mais intime, personnel. Bientôt, la santé du jeune exilé s'altère; il tombe malade et, durant de longs mois, il va fuir de plus en plus la vie extérieure. Désormais replié sur lui (même s'il a noué quelques liens d'amitié), ‘"tout entier pris par le développement d'une crise intérieure qu'aucune diversion [ne lui permet] d'éviter et qui, de jour en jour, deviendra plus profonde639".’

Notes
632.

René LEYVRAZ. "Le fanatisme musulman à l'oeuvre". Courrier de Genève, 17 juillet 1924.

633.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 155.

634.

Ibid.

635.

Ibid., p. 154.

636.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 156.

637.

Ibid.

638.

Ibid., p. 147.

639.

Ibid., p. 146.