a) Les amitiés spirituelles

Le Journal de Bloy introduit aussi tout naturellement Leyvraz dans le cercle des grandes amitiés qui furent si précieuses au vieil écrivain. Quoique complètement isolé, le jeune homme se trouve ainsi plongé dans cette intimité catholique qui lui offre un foyer spirituel : Il y a Jeanne Bloy, l'épouse, ‘"une sorte de grande bonté blanche dont la noblesse paisible impressionnait647"’, Véronique, Hélène et Madeleine, leurs filles. Et encore les filleuls et amis qui font partie du nombre impressionnant des convertis de la fin du XIXe et de l'aube du XXe siècles648 : Jacques et Raïssa Maritain (*) que le problème de la souffrance et de la vérité avait amenés au seuil du suicide, avant qu'ils ne fréquentent les cours de Bergson. "‘Ils portaient [alors] en eux cette détresse qui est le seul produit sérieux de la culture moderne, et une sorte de désespoir actif éclairé seulement, ils ne savaient pourquoi, par l'assurance intérieure que la Vérité dont ils avaient faim, et sans laquelle il leur était presque impossible d'accepter la vie, un jour leur serait montrée649."’ La lecture de La Femme Pauvre et de son aphorisme ‘"Il n'y a qu'une tristesse, c'est de n'être pas des saints"’ avaient placés, pour la première fois, Jacques et Raïssa "devant la réalité du christianisme650". Comment ce jeune couple, en quête d'absolu, n'aurait-il pu être touché par les accents prophétiques et par l'indépendance du vieil écrivain malheureux, par son exaltation de la justice divine, de la vérité, de la foi, de la pauvreté, de la souffrance, de la sainteté ? Leyvraz découvre encore Pierre Termier, grand géologue651, passionné de l'histoire des transformations de la terre, éperdu devant la beauté de la création et dont la ‘"Poésie habitait à son foyer comme une compagne de la science652"’, un ‘"chrétien amoureux, espèce aussi rare que l'ornithorynque, mammifère qui pullule peut-être, en des contrées inconnues653"’; un ami incomparable qui avait apporté à Bloy un appui fraternel, tant matériel que moral. Dans cette famille spirituelle que rencontre Leyvraz, il y a aussi bien sûr Pierre et Christine van der Meer de Walcheren, ‘"couple de légende, un peu romantiques, un peu wagnériens654"’, éperdument amoureux, qui étaient aussi arrivés à Bloy dans une recherche inlassable de la Vérité.

Notes
647.

Raïssa MARITAIN. Les Grandes Amitiés, op. cit., p. 130.

648.

Léon Bloy (1846-1917) a lui-même été converti par le romancier Jules Barbey d'Aurevilly (1808-1889). Outre les personnages évoqués dans ce chapitre, voici quelques noms de ceux qui firent partie du cercle des "Grandes amitiés" ou gravitèrent autour de lui, qui étaient devenus catholiques ou avaient approché le catholicisme : Georges Rouault (1871-1958); Georges Desvallières (1861-1950); Charles Péguy (1873-1914); Ernest Psichari (1883-1914); Alain-Fournier (1886-1914); Jacques Rivière (1886-1925); Henri Bergson (1859-1941). De manière plus générale, nous pouvons encore citer d'autres convertis venus au catholicisme par l'art, la liturgie, les sciences, la littérature ou la philosophie : Henri Léon Ghéon (1874-1944); Edith Stein (1891-1942); Jacques Copeau (1879-1949); Max Jacob (1876-1944); Charles Du Bos (1882-1939); Julien Green (1900-1998); Louis Massignon (1883-1962); Alexis Carrel (1874-1944); Francis Jammes (1868-1938); Pierre-Jean Jouve (1887-1976); Paul Claudel (1868-1955); Charles de Foucauld (1858-1916); Eve Lavallière (1866-1929); Gabriel Marcel (1889-1973); Joris-Karl Huysmans (1848-1907); Jean Cocteau (1889-1963); Erik Satie (1866-1925); Henri Massis (1886-1970). Sur la conversion des intellectuels entre 1880 et 1930, cf. Etienne FOUILLOUX. "Intellectuels catholiques ? Réflexions sur une naissance différée". Tiré à part de la Revue d'histoire Vingtième siècle. Paris : Presses de Sciences PO, janvier-mars 1997, N° 53, pp. 13-24.

649.

Raïssa MARITAIN. Les Grandes Amitiés, op. cit., p. 129.

650.

Ibid., p. 116.

651.

Au moment de sa rencontre avec Bloy en janvier 1906, Termier (1859-1930) était ingénieur en chef des Mines, professeur à l'Ecole des Mines et collaborateur au Service de la carte géologique.

652.

Raïssa MARITAIN. Les Grandes Amitiés, op. cit., p. 175.

653.

Léon BLOY, le 17 janvier 1906, cité par Raïssa Maritain, ibid., p. 174.

654.

Raïssa MARITAIN. Les Grandes Amitiés, op. cit., p. 262.