b) Les amitiés célestes

Ce cercle familial, dans lequel Leyvraz se sent bien s'élargit encore aux amitiés célestes; parmi celles-ci, il y a d'abord Anne-Catherine Emmerich655 et Angèle de Foligno656, si chères à Bloy. Les suivantes sont présentées à Leyvraz par d'autres écrivains catholiques657 qu'il découvre toujours par l'intermédiaire du "poète" vo-ciférateur. Il y a celles décrites dans Physionomie658 de Saints659 par Ernest Hello (*), cet homme au comportement étrange que Barbey d'Aurevilly surnomme le "démantibulé sublime", et qui conduira Leyvraz "aux sources de la foi660". Le livre d'Hello introduit Leyvraz dans un domaine qu'il méconnaît totalement, celui de cette sainteté qui traverse les âges et dont les porteurs s'abreuvent à une source commune, celle du Credo. Elle le comble ‘"d'admiration et d'amour, cette grande symphonie chrétienne, après le tumulte individualiste aux mille voix discordantes661"’ : Jean Chrysostome, Denys662, Hélène, Georges, Augustin, Bernard, Catherine de Gênes, Thérèse, Gertrude ... , tous ces saints qu'Hello parvient à ramener "parmi nous, en pleine mêlée moderne663" soutiennent Leyvraz sur son chemin d'errance : ‘"Il y a généralement dans la vie des saints, et surtout dans la vie des saints contemplatifs, une série de fausses démarches tout à fait inintelligibles. Ils hésitent, ils tâtonnent, ils se trompent, ils avancent, ils reviennent sur leurs pas, ils changent de route. Ils ont l'air de perdre leur temps. Les voies insondables par lesquelles ils sont conduits semblent d'une longueur extrême. On se demande pourquoi l'Esprit qui les guide ne leur indiquerait pas immédiatement la route courte et droite qui va au but. Pourquoi ? oh ! pourquoi ? La question est sans réponse664."’ Tous sont proches du jeune exilé parce que, comme lui, ils ont subi épreuves et tentations qu'il leur a fallu surmonter.

En outre, Hello amène Leyvraz à une "lecture catholique" de la Bible : non plus celle érudite, scientifique, libérale qui lui avait été enseignée à l'Ecole Normale, mais une lecture qui alimente sa foi. En se penchant également sur ‘"les saints de l'Eglise : saint Elie, saint Ezéchiel, sainte Anne, les rois Mages, saint Jude, saint Paul, saint Pierre (...) Hello ne cesse de méditer sur les deux Testaments (...)665"’ pour montrer qu'à travers les siècles, ‘"les voix se répondent avec une divine exactitude666".’

En lisant Mon Journal, le jeune exilé a été bouleversé par ce que Bloy disait de Johannès Joergensen. Or, un jour de profond désarroi, alors qu'il remonte la ruelle en escaliers, grimpant du port de Galata à la ville haute de Péra, il découvre, à la devanture d'un bouquiniste, les Pèlerinages franciscains de Joergensen (*); il était simplement à la recherche d'un auteur, et voici qu'il va découvrir un homme, un compagnon, un ami; Leyvraz est conquis par la tendresse délicate, familière de l'écrivain dont le parcours est bien de nature à retenir son attention667; à travers lui, Leyvraz découvre un autre versant de la littérature catholique : Après la "force torrentielle" du Désespéré où Bloy ‘"aspire surtout à ébranler, même par la terreur, des catholiques à son gré attiédis, abâtardis, à demi sacrifiant aux erreurs du siècle668"’, voici une fraîcheur, une sérénité semblables à ces petits lacs de montagne - que Leyvraz aime tant ‘- "qui se tiennent en grande patience et pureté, qui sont comme la prière du silence ...669"’. Pèlerinages franciscains, puis Le Livre de la Route, l'amènent à la spiritualité franciscaine, à ‘"l'inflexible, l'héroïque douceur de l'amour chrétien670"’. Les stigmates de François d'Assise ouvrent au jeune homme de multiples voies de méditation qui répondent à sa quête mystique : la Passion du Christ et le Chemin de la Croix671, les Plaies divines672 considérées comme un refuge qui abrite les souffrances et l'amour du Christ ... Le Poverello l'amène aussi à donner au mot "pauvreté" une dimension totalement nouvelle : contrairement à ce que Leyvraz avait pensé jusqu'ici, la pauvreté n'est pas qu'haïssable.

Notes
655.

Religieuse rhénane, mystique du XIXe siècle, qui confia à Brentano - lequel les transcrivit - ses visions et illuminations spirituelles concernant la vie du Christ et de la Vierge.

656.

Angèle de Foligno (1260-1309) entra après le décès de son mari et de ses enfants dans le tiers-ordre franciscain. Ses visions, cette phrase du Christ "Ce n'est pas pour rire que je t'ai aimée", et les réflexions qu'elles lui inspirèrent firent d'elle une des mystiques majeures de l'esprit franciscain.

657.

Outre ceux de Joergensen et d'Hello, Leyvraz cite aussi le nom de Newman (1801-1890), prêtre anglican converti au catholicisme; Emile Baumann (1868-1941), un des grands romanciers et essayistes catholiques du début du XXe siècle. Leyvraz dit aussi avoir lu durant cette période - mais sans se souvenir par quel biais et sans citer l'auteur - Les Soirées de Saint-Pétersbourg, dû à la plume de Joseph de Maistre.

658.

Et non pas Physionomies (au pluriel) comme l'indique par erreur Leyvraz dans Les Chemins de la Montagne, op. cit. (p. 166). Patrick KECHICHIAN. Les usages de l'éternité, Essai sur Ernest Hello, Paris : éd. du Seuil, 1993, insiste particulièrement sur ce singulier qui constitue le principe d'unité qu'Hello tente de démontrer : au-delà de leurs multiples différences, les saints - aussi divers soient-ils - sont bien rattachés au même Credo.

659.

Ce livre fut écrit en 1875. Dans la plupart de ses portraits de saints, c'est la physionomie d'Hello qui se lit en creux. On peut donc en déduire que ses écrits sont peu basés sur une description historique et scientifique. D'ailleurs, dans sa préface à l'ouvrage Le Livre des visions et instructions de la bienheureuse Angèle de Foligno (Paris : Poussielgue, 1868) Hello signale qu'il s'est davantage attaché "à l'exactitude selon l'esprit, qui infuse le sang de l'auteur d'une langue dans une autre, qu'à l'exactitude selon la lettre, qui rend les mots les uns après les autres". (Cité par Patrick KECHICHIAN. Les Usages de l'Eternité, op. cit., p. 133).

660.

Les Chemins de la Montagne, op.cit., p. 172.

661.

Ibid., p. 168.

662.

Contre l'avis, entre autres, de la critique protestante qui avait dénoncé l'amalgame fait entre Denys l'Aréopagite (converti par Saint Paul à Athènes au 1er siècle) et saint Denis (1er évêque de Paris au IIIe siècle), et bien que ce mythe ait été définitivement dénoncé au milieu du XIXe siècle, Hello - comme un certain nombre d'autres catholiques de l'époque - continua à défendre cette thèse, qui devint celle des traditionalistes, en qualifiant Denis de Paris de disciple de Paul.

663.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 167.

664.

Ernest HELLO. Physionomie de Saints, chapitre sur sainte Catherine de Gênes; cité par Patrick Kechichian. Les usages de l'Eternité, op. cit., p. 145.

665.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 170. On peut s'étonner que ceux de ces personnages qui sont vétéro-testamentaires soient qualifiés par Hello de "Saints de l'Eglise".

666.

Ibid., p. 172.

667.

Né dans une famille de marins luthériens, Joergensen perdit la foi, rejeta tout cadre moral et devint un disciple de Taine et de Renan; avant sa conversion au catholicisme, il professait une sorte de panthéisme où il cherchait à trouver tout le sens de la vie par un culte de la Nature. Sa conversion s'ébaucha à Lucerne, en Suisse, alors qu'il faisait route pour l'Italie, où il découvrit la clarté franciscaine. Il devint alors le chantre de François d'Assise.

668.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 174.

669.

Ibid.

670.

Ibid. p. 175.

671.

La dévotion du Chemin de Croix fut développée aux XIVe et XVe siècles par les Franciscains, soit directement à Jérusalem où les pèlerins méditaient sur la Via dolorosa, soit - pour ceux qui ne pouvaient faire de pèlerinage en Terre Sainte - en transposant cette méditation, dans les églises ou en plein air, en y créant un certain nombre de stations rappelant la montée au Golgotha.

672.

Cette dévotion qui remonte au Moyen Age vise à faire méditer ceux qui la pratiquent sur les trésors infinis que renferment les 5 plaies du Sauveur, et à les offrir au Père pour les besoins de l'Eglise, la conversion des pécheurs et la délivrance des âmes du purgatoire. La dévotion à la plaie du côté (prélude à la dévotion au Coeur-Amour du Christ, développée par les mystiques rhénans à la fin du XIIIe siècle, puis au Coeur de Jésus (Jean Eudes et, surtout, Marguerite-Marie Alacoque à Paray-le-Monial au XVIIe siècle) attire particulièrement les âmes contemplatives. Enfin, elle rappelle que Jésus accorde à certains de ses serviteurs (tel François d'Assise) de porter les stigmates de ses plaies, les faisant ainsi participer de manière intime à sa Passion. Dans Physionomie de Saints (op. cit.), Hello dressa le portrait de Léon Dupont (1797-1876) qui développa la dévotion à la Sainte-Face; à travers lui, ce culte prit une ampleur (jusqu'à atteindre Thérèse de Lisieux) "augmentée par les faveurs miraculeuses touchant "toutes les plaies du corps et toutes les plaies de l'âme"." (Patrick KECHICHIAN. Les Usages de l'Eternité, op. cit., p. 66).