e) La méditation

Alors qu'il se trouve un jour dans la bibliothèque de Robert-College, Leyvraz découvre par hasard le texte latin de L'Imitation 676; il en avait déjà entrevu en Suisse une édition protestante, mais le terme même d'imitation - qui évoquait pour lui une ‘"dévotion rancie et poussiéreuse (....) [appartenant] à un monde fini, enseveli677"’ - l'avait amené à ignorer cet ouvrage. Le jeune homme tente alors, avec peine, de traduire quelques passages du livre trouvé au collège mais il perd bientôt patience. Un peu plus tard, comme il aime tant à le faire, il furette dans une librairie de Péra. Il aperçoit tout à coup une traduction en français de L'Imitation, nouvellement parue dans la "Bibliothèque miniature" sous la forme de cinq petits volumes toilés; Leyvraz s'en étonne : Ce traité de dévotion, réédité intégralement, hors du milieu catholique et à destination du grand public répondrait-il aux besoins de notre temps ? Il l'achète, et est conquis.

Pendant que les élèves de Robert-College occupent leur récréation à quelque joute sportive, le voici, lui, ‘"déambulant dans le parc du collège, s'arrêtant à chaque instant, saisi par quelque vérité depuis longtemps pressentie, mais [qu'il n'était] point parvenu à formuler, réellement stupéfait de retrouver dans ces pages plusieurs fois séculaires les plus secrets mouvements de [son] âme, la révélation de toute une vie intérieure dont [il commence] seulement à percevoir le véritable sens678"’. Le vieux texte s'anime d'une vie prodigieuse : ‘"Qui me suit ne marche pas dans les ténèbres", dit le Seigneur679"’; cette citation de l'évangile de Jean680 et qui ouvre L'Imitation frappe Leyvraz "avec une force divine681"; elle l'ébranle de manière indescriptible. Chaque page pourrait lui être dédicacée : dans chaque ligne, il se reconnaît : ‘"Celui dont l'âme est faible, qui est, pour ainsi parler, encore charnel et courbé vers les choses sensibles, a peine à se détacher entièrement des désirs terrestres. Et c'est pourquoi la tristesse le saisit souvent lorsqu'il s'en dégage; il est prompt à se fâcher, si on lui résiste. Mais, une fois qu'il a obtenu ce qu'il désire, tout de suite les remords de sa conscience lui pèsent : car il a suivi sa passion, qui ne sert en rien à l'apaisement qu'il cherchait682."’ Ces phrases ne s'adressent-elles pas à lui dont la vie oscille entre chutes et élans, qui erre plein de détresse dans la nuit et se cogne à l'horreur de la solitude ?

Notes
676.

Généralement attribuée au bienheureux Thomas a Kempis (1379-1471), L'Imitation de notre Seigneur Jésus-Christ constitua un des fruits de la devotio moderna, mouvement spirituel des XIVe et XVe siècles, développé par les mystiques rhénans et ceux du nord de l'Europe.

677.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 177.

678.

Ibid., p. 178.

679.

L'imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, Traduction de l'Abbé F. De La Mennais. Paris : éd. Arthème Fayard, 1961, p. 21, Collection Le livre de poche chrétien, dirigé par Daniel-Rops de l'Académie française. (Nous reproduisons, dans le texte, la version donnée par Leyvraz; elle diffère quelque peu de celle de La Mennais).

680.

Jn 8,12.

681.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 178.

682.

L'Imitation de Notre Seigneur Jésus-Christ, op. cit., Livre premier, Chapitre VI, "Des affections déréglées", p. 29; développé par LEYVRAZ dans Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 183.