Printemps 1921 : depuis quelques mois, le jeune homme prie chaque soir le Salve Regina, demandant à la Vierge de lui venir en aide. Une nuit, il a tout à coup ‘"le sentiment d'une présence mystérieuse à son chevet d'où [émane] l'ordre irrésistible d'agir sans délai693".’ Leyvraz se sent traversé d'une certitude : celle qu'il a si souvent implorée lui a répondu. Il se sent appelé.
Quelques heures plus tard, il rédige une lettre destinée au premier prêtre ou religieux qu'il pourra atteindre. Il apprend l'existence, à Bébek, sur le Bosphore, dans le village voisin de Robert-College, d'une école tenue par des Frères Maristes, qui accueillent des élèves en majorité chrétiens, grecs ou arméniens694. Tel un voyageur à la recherche d'un refuge, il escalade les ruelles de ce village de pêcheurs, formé de maisonnettes en bois et d'échoppes qui font face aux Eaux-Douces d'Asie. Il est en train de vivre un de ces moments essentiels où tous les sens sont en éveil, où les gestes, les odeurs, les couleurs, les détails de la vie quotidienne prennent tout à coup une force incroyable, où l'humain se sent pleinement intégré au cosmos.
A mi-côte, au flanc de la colline, une petite église toute blanche; au-dessus, au bout d'un raidillon coupé d'escaliers, une humble maison se cache sous de grands ormes : c'est l'école, entourée d'un jardin conquis pied à pied sur un sol aride; une treille, des figuiers lourds de leurs fruits bleus ... Et voici le portail ... Le coeur de Leyvraz bat à tout rompre. Les questions se pressent; tout le passé du jeune homme remonte à sa mémoire; images et pensées se bousculent : lui qui a rejeté son protestantisme de naissance, qui est devenu athée et socialiste révolutionnaire, ne commet-il pas une folie en reniant l'idéal auquel il a consacré sa jeunesse ? Peu à peu, le calme revient. Un tri s'opère : De son passé, il ne discerne plus "que l'erreur et la mort". Et devant lui se trouvent, ‘"peut-être, la délivrance et la Vie ...695".’
Il passe le portique et sonne à la porte. Attente ... Puis un ‘"Frère de haute et forte carrure, les yeux pétillants de gaieté dans un visage encadré d'une courte barbe noire696"’ vient lui répondre : il s'agit du Frère Alphonse qui remplit les fonctions de portier, jardinier et maître d'école. Leyvraz tend la missive qu'il a préparée et déclare qu'il souhaite ne pas repartir sans réponse. Le religieux se gratte la tête, embarrassé : le Frère directeur est occupé avec d'importants visiteurs et le jardinier n'ose troubler leurs négociations697. Mais Leyvraz insiste; et le Frère Alphonse disparaît avec la lettre. Les pas s'éloignent dans le couloir; au loin, un carillon sonne ... Le jeune homme se retrouve seul dans le parloir, petite cellule blanchie à la chaux. Il regarde autour de lui : contre le mur, un crucifix et le portrait du pape Pie X. Malgré cette solitude, il ressent fortement une présence qu'il identifie comme étant celle de Dieu.
Bientôt la porte s'ouvre et le directeur apparaît : c'est le Père François Aubry, un Savoyard, ‘"petit homme dont le visage [respire] une énergie presque rude, mais dont le regard et le sourire, dans la barbe fauve, [sont] pleins de tendresse698"’. Avec force, il serre la main de son visiteur en exprimant sa joie et sa surprise. D'emblée, Leyvraz reconnaît dans ce visage et cette attitude quelqu'un de sa race; auprès de cet homme, il ne se sent plus à l'étranger : le Père Aubry est un homme de la montagne, d'une tradition identique à celle des paysans vaudois. Dans ses mains, il tient la lettre de son visiteur. Leyvraz lui annonce qu'il a décidé de se convertir. Le religieux murmure avec une émotion intense : "Une âme .....". Le jeune homme est surpris : il découvre que, dans cette métropole orientale où les regards des humains ne lui semblent s'allumer qu'à la vue d'une liasse de banknotes, il y a des êtres pour lesquels le prix d'une âme dépasse tous les trésors. Après un très bref entretien qui ancre Leyvraz dans sa décision, un rendez-vous est fixé pour planifier les différentes étapes appelées à précéder sa conversion. Le jeune homme sort. Dans le jardin, il retrouve Frère Alphonse, avec qui il parle déjà familièrement et qui, tout fier, lui fait visiter "son domaine".
A partir de ce jour, Leyvraz fréquente avec régularité les Religieux de la petite école de Bébek, devenue un véritable foyer pour son âme. Ses entretiens avec le Frère François constituent une sorte d'introduction au catéchisme, qui complètent celle donnée par L'Imitation; mais, surtout, ils initient le jeune homme à certaines pratiques de l'Eglise, telle la récitation du chapelet à laquelle il a maintenant fréquemment recours.
Comme Leyvraz tient à recevoir le baptême avant de retourner en Suisse pour les vacances d'été, le Frère François décide, après avoir éprouvé la fermeté de la décision de son catéchumène, de le diriger vers un prêtre qui puisse parfaire son instruction religieuse et l'introduire rapidement dans l'Eglise. Il sollicite pour cette tâche un Franc-Comtois, le Père Louis Baille (*), de la Société de Jésus, à qui ses Supérieurs avaient confié, en 1920, alors ‘"que, dans la Mer Noire, l'escadre française bombardait les armées soviétiques échelonnées sur les côtes de la Russie du Sud (...), une haute et importante mission en portant la bonne parole, aide et assistance morales et matérielles aux populations du Caucase, terrifiées par les durs événements de la Révolution699"’. Mais l'invasion bolchevique a empêché le Jésuite de franchir les lignes et d'arriver à Tiflis. Malgré la présence du Haut-Commissariat français, le Conseil interallié a refusé de signer le passeport du voyageur qui a dû rester dans la capitale ottomane où le religieux trouve largement de quoi s'occuper : le recul des troupes de Wrangel700 chassées de la Crimée par l'Armée rouge et contraintes de se réfugier, dans un premier temps, à Istanbul, avec une escorte de soixante-dix mille civils russes appartenant à la classe aisée des intellectuels, va offrir au Père Baille un vaste champ d'apostolat. Immédiatement, le Jésuite sollicite, avec succès, des appuis auprès des Européens d'Istanbul, fait héberger les enfants par les Frères de la Doctrine chrétienne et les envoie à l'école chez les Lazaristes de Péra; il obtient bientôt une aide financière substantielle pour créer un orphelinat appelé à accueillir ces jeunes - naguère dans l'opulence - qu'il fera encadrer par des ingénieurs, des colonels et des généraux de l'armée déchue.
Telle est l'intense activité déployée par le Père Baille au moment où il s'apprête à recevoir Leyvraz. La Communauté des Jésuites est installée dans un faubourg de la capitale et le religieux - alors âgé de soixante-deux ans - loge dans une chambre humide où il n'a qu'un pauvre lit de camp. Cet ecclésiastique s'acquitte de la nouvelle tâche qui lui échoit avec beaucoup de tact, de bonté sereine et de sollicitude : sa formation ignatienne l'a préparé à comprendre tous les dédales de la conscience de son jeune visiteur, à l'armer contre ses chutes, à l'encourager dans ses élans, à le rassurer lorsqu'il se croit perdu, à lui faire discerner l'issue qu'il ne perçoit pas lorsqu'il se débat, affolé, contre l'attrait de cet immense vertige qui le pousse encore ‘"à la débauche avec le désir d'y laisser jusqu'au sentiment de [son] existence701".’
La veille de Pâques, mûs par une curiosité sympathique, Leyvraz se dirige, avec un ami qu’il apprécie beaucoup, dans la nuit pluvieuse vers la petite chapelle russe d’Arnaoutkeuy - grand village faubourg de la rive d’Europe, situé près de Bébek et peuplé de Grecs - pour y assister à l’office de minuit. Ce soir-là, ‘«tout est silencieux et désert. Les collines, où semblent s’étayer le ciel bas, font du Bosphore un couloir sombre où dort une eau livide. Toutes les détresses de la grande cité, ayant lâché leurs proies un instant endormies, ne se seraient-elles pas donné rendez-vous dans ce paysage en deuil ? Les grosses barques à l’ancre ressemblent à des oiseaux de malheur, et »’ font rêver à une sorte de ‘« procession indéfinie de cercueils glissant là-bas, vers la Mer Noire ....702 »’. L’âme mystique et fervente de la vieille Russie plâne sur les nombreux fidèles rassemblés. Leyvraz est impressionné : ‘«Le prêtre paraît transporté par la grandeur et la sainteté de sa tâche. Son regard où brille le feu de la foi et de la charité, sa barbe blonde et ses longs cheveux bouclés retombant sur la cha-suble roide le rendent pareil à une figure de vieux vitrail traversée d’un rayon d’or 703.»’
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 190.
Durant la guerre, religieux et enfants avaient été chassés; l'école avait été transformée en caserne et la chapelle en mosquée; lorsque Leyvraz s'y rend, il y a peu de temps que la Communauté a réintégré les lieux, restitués dans un état déplorable.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 191.
Ibid.
Peut-être le directeur se trouve-t-il en pourparlers au sujet de l'indemnité attendue pour la réfection des locaux séquestrés durant la guerre ? Trois ans plus tard, Leyvraz déclarera, dans son article "La fermeture des écoles catholiques du Levant", dans le Courrier de Genève du 15 avril 1924, que l'indemnisation à laquelle la Communauté avait droit n'a jamais été versée. Dans le même article, Leyvraz accusera la diplomatie européenne d'avoir permis que le gouvernement d'Angora (aujourd'hui Ankara) boucle ces écoles et pénalise, par là-même, 14.000 élèves. En effet, après avoir été remis en vigueur par le Traité de Sèvres, le régime des Capitulations (qui permettait la sauvegarde des minorités chrétiennes dans le Levant) sera aboli par le traité signé à la Conférence internationale de Lausanne, le 24 juillet 1923.
Les Chemins de la Montagne, op.cit., p. 190.
"Le Père Baille à Constantinople". L'Eclair Comtois, 16 février 1925; son signataire, E.G., aurait été un ancien inspecteur de la dette ottomane. Archives départementales du Doubs, Besançon, cote 9JL1925.
Piotr Nikolaïevitch Wrangel (1878-1928), baron d'origine balte, commandant en chef de l'Armée blanche dès 1919, avait été également nommé chef suprême civil et militaire du gouvernement contre-révolutionnaire russe qui avait subsisté d'avril à octobre 1920.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 155.
René LEYVRAZ, notes personnelles de 1923, qui nous ont été remises par sa famille.
Ibid.