LA CONVERSION

Dans le bureau du Droit du Peuple, la prière de Leyvraz à la Vierge avait été particulièrement marquée par cette sorte d'acceptation de se reconnaître et de se dire pécheur. La suite de son cheminement vers Dieu est faite tout à la fois de ces élans, provoqués par une soif de l'Absolu, et de ces chutes qui l'ancrent dans sa condition de pécheur, pauvre et faible devant Dieu.

Première confession : Voici Leyvraz tremblant sous le regard de Dieu, ce ‘"juge auquel rien n'échappe707"’; voici ses fautes, ses péchés qu'il ‘"confesse à genoux et le coeur brisé .... 708"’ : Toute sa vie est devant lui avec ses chutes, ses turpitudes. Il se sent comme un pécheur vil auquel ‘"tout ce dont [il avait] cru pouvoir s'absoudre reparaît à [ses] yeux avec une terrible netteté709"’. Il voit chacune de ses fautes comme une offense cruelle, une ingratitude incommensurable envers ce Dieu qui a donné son Fils unique. De confession en confession, le Père Baille sera là, qui l'arrache au courant, qui le soutient ‘"pour ainsi dire à bras tendu, avec un amour, avec une patience inlassable, jusqu'à ce que peu à peu [Leyvraz sente] se desserrer l'étreinte du Malin, la paix rentrer en [lui] avec un sens nouveau du combat spirituel, pour Dieu d'abord710"’. Le jeune exilé comprend bientôt qu'il n'est pas abandonné, que le dépouillement qui lui a fait désirer la mort est en train de lui forger une armure; certes, la douleur ne disparaît pas, mais elle ne lui est désormais plus incompréhensible; il peut y trouver un sens : loin de l'anéantir, la souffrance peut féconder sa vie spirituelle; la révolte s'apaise, Leyvraz lâche prise : il découvre qu'il ‘"n'est indispensable au salut d'aucune créature711"’; que son sens de la solidarité et du sauvetage a des limites inhérentes à la condition humaine, et qu'il peut s'autoriser à remettre, entre les mains de Dieu, la jeune femme qu'il avait tant aimée.

Mai 1921 : Leyvraz arrive au terme de sa formation religieuse. A partir de la première impulsion donnée par Bloy, il constate qu'il raisonne en chrétien de manière innée; c'est avec une aisance étonnante qu'il entre dans l'univers mental du catholicisme. Sans aucune peine, avec quelques points de repères, la doctrine se construit en lui. Et, un ‘"jour du mois de Marie712, [il peut] dire, en esprit et en vérité, sans doute ni restriction713"’ la confession de foi catholique. En s'inclinant devant le Mystère, il recadre la raison humaine dans ses justes limites. La démarche est faite : sa quête du surnaturel - à laquelle ni la libre pensée ni le socialisme n'ont pu apporter de réponse - vient de trouver un point d'ancrage. Et il prie : ‘"Mon Dieu, je Vous ai regardé avec crainte, avec amour et crainte. Vous êtes mon Maître et mon Père. Me voici, ne repoussez pas ce pécheur, et quand sur moi l'ombre de la mort viendra s'étendre, prenez-moi par la main et me conduisez dans Vos demeures. Aux sentiers obscurs de ce monde, quand assez longtemps j'aurai peiné et lutté, faites que j'arrive en ce lieu où l'horizon soudain se libère de l'étreinte des monts et se vêt d'une incorruptible beauté. Tant d'autres errent encore dans les ténèbres du monde. Ne repoussez pas cet instrument misérable. Que cette faible voix porte de Vous témoignage sur la terre. Qu'elle dise votre louange. Car Vous êtes notre Père ...714."’

A la fin du mois, Leyvraz est reçu dans l'Eglise catholique. Ses angoisses et ses luttes ont été si violentes au cours des mois précédents qu'après avoir lu et signé la formule d'abjuration et avoir été baptisé, le jeune converti perd connaissance au moment de la communion. Il se réveille sous le porche, soutenu par deux religieuses qui lui sourient. Dans cette sollicitude humaine, il voit aussi celle de cette Eglise-Mère qui accueille son nouvel enfant. En lui, l'inquiétude religieuse et la soif d'absolu se sont apaisées; cependant, il manque quelque chose pour que sa joie soit complète : la question sociale est, pour lui, encore non résolue.

Notes
707.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 198.

708.

Ibid.

709.

Ibid.

710.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 156.

711.

Ibid.

712.

Pour noter cet événement, Leyvraz indique non pas une date mais un repère qui s'inscrit dans la vie ecclésiale. On peut rapprocher cette manière de procéder de celle d'un Léon Bloy qui souligne fréquemment, en regard de la date du courrier qu'il reçoit ou envoie, le nom du saint ou de la sainte fêté(e) ce jour-là par l'Eglise.

713.

René LEYVRAZ. Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 196.

714.

Ibid., p. 197.