1. LA QUESTION SOCIALE, UNE INQUIÉTUDE QUI DEMEURE

Au retour de ses vacances en Suisse, Leyvraz entame sa dernière année sur les rives du Bosphore. Son exil suscite en lui deux sentiments contradictoires : d'une part, il lui est toujours aussi pesant d'être éloigné de sa patrie mais, d'autre part, il appréhende aussi de retourner au pays : toujours habité par l'inquiétude sociale, le jeune converti se demande comment il pourra désormais convaincre ses camarades socialistes; non pas au sujet de la philosophie matérialiste face à laquelle il se sent maintenant armé, mais quant au collectivisme que le Père Baille n'a pu critiquer de manière convaincante. Ainsi, malgré sa conversion, Leyvraz semble n'avoir pas encore tourné le dos au socialisme. Il reste animé par ‘"la hâte fébrile de savoir et de construire. Le même besoin de convaincre, d'entraîner, qui oriente toute [sa] vie, [le] pousse à la lutte716"’. Et de se demander : Serait-il ‘"possible de libérer, dans le socialisme, la doctrine économique de l'idéologie matérialiste ? Et si oui, le socialisme épuré ne pourrait-il s'incorporer au catholicisme ? Ne peut-on concevoir de la sorte un collectivisme catholique capable d'instaurer l'ordre et la justice dans la vie économique et sociale, sans rien sacrifier du dogme et de la morale717" ?’

Mais ce grand rêve est bientôt balayé : de longues méditations amènent en effet le jeune homme ‘"à conclure que le socialisme forme un tout indivisible. C'est en vain qu'il se targue de rigueur scientifique. C'est en vain qu'il se donne pour une exacte interprétation des faits économiques. Ce n'est pas par accident ou par déviation, c'est par essence que le socialisme est antichrétien. (...) L'économie marxiste n'est (...) que l'instrument d'une philosophie qui tend à chasser Dieu de la Cité. (....) Il est donc impossible, du point de vue chrétien, de faire un seul instant confiance à la doctrine socialiste, même dans le domaine économique718".’

Maintenant que face à la question sociale, Leyvraz a éliminé la solution socialiste, doit-il en conclure que, du point de vue chrétien, l'économie libérale, née du capitalisme, serait l'issue la meilleure ou la moins imparfaite ? Cette solution l'effleure mais, assez rapidement, il déduit ‘"qu'étant anti-individualiste dans l'ordre religieux et moral, le catholicisme ne [peut] être individualiste libéral, dans l'ordre économique719"’. Pour l'heure, le nouveau converti ignore totalement comment l'Eglise catholique répond à la question sociale; ses amis catholiques d'Istanbul ont d'autres soucis, et ils ne peuvent répondre à son inquiétude que par des renseignements très sommaires.

Notes
716.

Les Chemins de la Montagne, op. cit, p. 200.

717.

Ibid., p. 201.

718.

Ibid., pp. 201-203.

719.

Ibid., p. 204.