Mais bientôt se dessine une piste. Un collègue de Leyvraz, abonné à l'Action française 720, lui passe régulièrement ce journal. Parmi les rédacteurs de ce quotidien - entre autres Léon Daudet, Charles Maurras, Jacques Bainville - le seul qui réponde bien aux questions de Leyvraz, c'est Georges Valois (*) dont il lit tous les lundis ‘"avec passion [les] études hebdomadaires sur l'Economie nouvelle721"’, publiées dans la page consacrée aux questions économiques et sociales. Valois vient d'un milieu modeste et ‘"sa philosophie de base [a été] inspirée principalement de Proudhon, Sorel et Nietzsche722"’; si Maurras apprécie le ralliement de ce prolétaire à la cause monarchiste, il n'épouse en revanche pas ses sympathies pour ces trois philosophes. C'est même sans succès que Valois a tenté, avant la Grande Guerre, de rallier l'Action française aux thèses de Sorel723 et au syndicalisme, puis de définir une doctrine sociale avec un groupe de nationalistes.
Valois aura bientôt une influence décisive sur la réflexion de Leyvraz. D'une part, sa critique du socialisme répond presque en tout point aux expériences négatives de l'ancien militant. D'autre part, le projet qu'il prône depuis mars 1920 en faveur d'une économie nouvelle intéresse vivement son lecteur; il voudrait créer une Confédération de l'Intelligence et de la Production françaises (C.I.P.F.) qui regrouperait les professions en vingt-cinq catégories et organiserait l'économie sur une base régionale; une union locale mixte réunirait les délégués des patrons, des ouvriers et des employés724. La thèse de Valois repose sur la conviction que la lutte des classes peut et doit être remplacée par une collaboration tendant à intégrer les travailleurs dans la bourgeoisie. Il s'agit par conséquent d'instaurer une économie corporative ‘"par une collaboration organisée de tous les éléments de la production sous le contrôle de l'Etat. C'est donc, du même coup, la suppression de la lutte des classes et de toutes les conséquences révolutionnaires qui en découlent, et la condamnation de l'étatisme économique, puisqu'à l'Etat-patron, propriétaire, se substitue l'Etat-arbitre, chargé de sauvegarder à la fois et de discipliner l'initiative privée725"’. Valois cherche à mettre en contact les familles, les provinces, les grandes corporations, les grands corps de l'Etat et l'Eglise auxquels il confierait non seulement la coordination des forces nationales, mais aussi une tâche spirituelle : celle de ‘"purifier, de revivifier l'atmosphère des affaires nationales726"’, bref de créer un "ordre" basé sur une hiérarchie et un encouragement du ‘"développement d'une élite qui opposerait son sens de la grandeur nationale aux égoïstes valeurs d'argent qui ont prévalu depuis trop longtemps"’ : C'est ainsi qu'il déclare : ‘"Nous ne sommes pas seulement les hommes d'une profession, nous sommes les chefs ou les membres de familles, les fils de nos provinces; nous observons une doctrine morale ou nous suivons les préceptes d'une église (sic)727."’ En outre, Valois estime qu'un tel système permettrait d'éveiller ‘"une élite qui opposerait son sens de la grandeur nationale aux égoïstes valeurs d'argent qui ont prévalu depuis trop longtemps"’. Il élabore son scénario sur cette conviction : ‘"Il nous faut recréer les conditions de la grandeur. La première des conditions, c'est la rentrée dans la vie publique des valeurs héroïques retrouvées dans la guerre728."’
Tout est là pour enthousiasmer Leyvraz : l'importance qu'il attache à une collaboration (souvenons-nous de ses articles dans le Droit du Peuple), le rejet de la violence révolutionnaire, la condamnation des thèses socialistes autant que libérales, l'introduction d'une morale et d'une spiritualité dans la gestion de l'économie, un sens développé des réalités ouvrières et professionnelles, l'appel à l'héroïsme et l'introduction d'une autorité libératrice. Valois délivre le jeune homme ‘"non seulement de l'étatisme, mais de toute une échelle de valeurs politiques périmées, fondées d'ailleurs sur des doctrines erronées et antichrétiennes729"’. En se basant sur l'expérience du passé et en proposant une action ‘"vigoureusement moderne, adaptées aux nécessités de l'époque730"’, Valois délivre aussi Leyvraz d'une inquiétude politique et l'amène à considérer, avec intérêt, la solution syndicaliste et corporatiste.
Le jeune converti est-il alors poussé par Valois vers la doctrine sociale de l'Eglise catholique ? Non, car ce dernier défend fermement l'idée d'une collaboration basée sur la justice, et non sur la foi. Dans les articles qui paraissent en automne 1921, et face aux critiques formulées par les catholiques français tant sociaux que libéraux, Valois s'attache à délimiter la portée de sa recherche, à distinguer clairement les domaines de l'économie, de la morale et de la religion, restituant à chacune sa place exacte, montrant que le dénominateur commun qui les lie est l'utilisation de la production, et dégageant les liens qui existent entre elles. Il prône la collaboration de la foi et de la raison, indique que son but est uniquement d'analyser scientifiquement les phénomènes économiques pour créer, ensuite, par une compénétration de l'économique et du moral, des ‘"conditions économiques qui permettent et facilitent l'existence d'un ordre national et d'un ordre social chrétien731"’. Sur la base d'une distinction dûment étayée, il refuse de procéder à l'analyse de cette "mécanique" au nom de la foi catholique732 : d'une part, parce qu'il est évident que l'homme n'est mis en action que mû par un principe moral ou religieux qui vaut pour toutes les confessions, toutes les religions et, plus largement, pour toute personne réaliste; d'autre part, parce que parler de catholiques "sociaux" relève de la litote : la doctrine chrétienne n'est-elle pas par essence sociale ? elle rend donc impensable l'existence de catholiques non sociaux ! En ce sens, ne vouloir se regrouper professionnellement qu'entre catholiques est une erreur puisque, dans toute relation économique, interviennent des acteurs aussi bien croyants qu'incroyants; ce sont donc des relations basées sur la justice, et non sur une confession, qui peuvent relier les hommes. Enfin, Valois tisse un lien étroit entre vie sociale et morale, montrant que c'est par leur principe et leur fin que les actes économiques sont subordonnés à la morale.
En conclusion, Valois amène Leyvraz à s'acheminer vers une résolution - en douceur - de son inquiétude sociale : certes, le militant a cette fois rompu avec le socialisme, mais la conception d'une économie basée sur la collaboration de tous les acteurs - en somme, sur l'idée d'un "juste milieu" - sans les enfermer ni dans une classe, ni dans une confession, constitue, vraisemblablement, une transition apte à ne pas effaroucher le jeune homme.
La Revue l'Action française émane du mouvement nationaliste et royaliste dont Charles Maurras (1868-1952) est le leader. Sorti pour la 1ère fois de presse le 10 juillet 1899, ce journal qui parut d'abord à quinzaine, devint quotidien à partir du 21 mars 1908. En 1926, à cause des thèses paganisantes qui y seront développées et de l'influence prépondérante que les leaders agnostiques de la revue prendront dans la vie de l'Eglise et parmi les jeunes catholiques, Pie XI en interdira la lecture aux catholiques qui forment le 90 % du lectorat, sous peine d'excommunication; cette décision fera l'effet d'une bombe puisque cette revue était largement lue dans les séminaires, les presbytères et chez bon nombre d'évêques, favorables au nationalisme intégral et à l'anti-modernisme de Maurras. Acquis au gouvernement de Vichy, ce journal sera interdit en France en 1944.
Les Chemins de la Montagne, op.cit., p. 205.
Eugen WEBER. L'Action française. Paris : éd. Fayard, 1985, p. 93. Outre ces penseurs, Valois se réfère aussi à Le Play et à la Tour du Pin.
Il est intéressant de noter qu'en 1911, Sorel avait créé une revue socialiste-nationale, l'Indépendance, dont le conseil de rédaction comprendrait Sorel, Emile Baumann, René Benjamin, Vincent d'Indy, Paul Jamot, les frères Tharaud, Jean Variot, puis Elémir Bourges, Barrès, Maurice Donnay, Henri Clouard, Maurice Denis, Francis Jammes, "c'est-à-dire les représentants de philosophies allant du mysticisme catholique le plus ésotérique au syndicalisme révolutionnaire le plus brutal". (Eugen WEBER. L'Action française, op. cit., p. 94.)
Ce projet rencontra bientôt l'intérêt d'hommes d'affaires que l'agitation sociale inquiétait. Outre la publication de brochures, le C.I.P.F. organisa des Semaines qui furent accueillies de manière favorable.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 205.
Eugen WEBER. L'Action française, op. cit., p. 237.
Déclaration de Valois lors d'un grand meeting à la salle Wagram, le 18 décembre 1922. Cité par Eugen Weber, ibid.
Georges VALOIS cité par Eugen Weber, ibid. En hiver 1922, Valois organise des "Etats généraux" regroupant les représentants des corporations et ceux des forces morales et spirituelles. Devant le danger que pouvait représenter, pour certains, l'application de la pensée valoisienne, de puissants intérêts s'opposèrent à la poursuite de ce projet qui fut finalement mis en échec. En 1925, Valois rompra avec L'Action française et lancera l'hebdomadaire Nouveau Siècle.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., pp. 206-207.
Ibid., p. 207.
Georges VALOIS. Action française, 5 septembre 1921; article repris dans L'Economie nouvelle, Paris : éd. Nouvelle Librairie Nationale, 1924, p. 327, Collection "Les écrivains de la renaissance française, IV".
Valois, dans sa préface à l'ouvrage de Nel ARIES, L'Economie politique et la doctrine catholique (Paris : éd. Nouvelle Librairie Nationale, 1923), spécifiera que si, dans sa jeunesse, il a beaucoup lu la Bible (dans la traduction de Le Maistre de Sacy) il n'appartient cependant pas à la catégorie de ces hommes qui aurait commencé à lire Saint Thomas dès l'âge de 10 ans ... Il poursuit : "J'ai appris le catéchisme à l'âge de vingt-cinq ans, avant quoi j'avais été nourri de Nietzsche et d'autres penseurs barbares." Dans un article du 19 septembre 1921, intitulé "Le "Social" et l' "Economique", il se déclare "de (...) foi catholique, apostolique et romaine, ce qui dit tout, car cela m'interdit d'avoir, quant à l'ordre social, une doctrine qui ne serait pas "sociale"."