Un soir de 1922, René Leyvraz est assis avec un ami suisse, sous la lueur d’une lampe qui éclaire leur conversation. Le fardeau de l’exil les opprime tous deux. Dans la tête du jeune converti bourdonnent encore les théories anti-patriotiques qu’il avait défendues lorsqu’il écrivait dans La Voix des Jeunes. Il se tait et son silence se fait pesant. Son compatriote rompt ce silence en chantant à mi-voix le chant de la Bérésina733. Leyvraz est bouleversé par les paroles de cet hymne. Longtemps étouffée par les doctrines socialistes auxquelles le jeune homme s’était attaché, la voix de ces ancêtres se réveille à nouveau avec une irrésistible puissance. Et alors, à travers la brume de ses larmes d’exil, il voit surgir la face lumineuse de sa Patrie retrouvée qui se fixera à jamais dans son coeur.
La même année, au cours de l’été, l'exil prend fin. Leyvraz retourne à Corbeyrier. Mais il lui faudra assumer, face à sa famille et aux gens du village, sa position de "transfuge" née de sa conversion au catholicisme. Il devra aussi trouver un emploi, dans un milieu totalement nouveau, puisqu'il s'est détourné du socialisme.
Dans son village natal, le jeune homme trouve auprès du pasteur Henri de la Harpe un appui inespéré. A la mère de Leyvraz qui, avant le retour de ce fils converti au catholicisme, avait confié au pasteur ses inquiétudes, l'ecclésiastique avait répondu : ‘"Avant tout, soyez heureuse qu'il retrouve Dieu"’. Peu après l'arrivée du jeune homme, de la Harpe monte à pied d'Yvorne à Corbeyrier pour le rencontrer. ‘"Ensemble, par de roides sentiers, [les deux hommes gravissent] la colline boisée qui domine le village. Et là-haut, parmi les hêtres et les sapins, [ils parlent] ...734."’ Sans être "catholicisant", le pasteur estime que catholicisme et protestantisme partagent un fond commun. Avec cette extrême ‘"délicatesse qu'inspire l'amour et le respect des âmes735"’, de la Harpe donne son avis à Leyvraz au sujet de sa conversion. Après avoir éprouvé le sérieux de la démarche entreprise par le jeune homme, l'homme d'Eglise ne cherche plus à détourner son interlocuteur. Un long silence - dénué de gêne - s'installe entre les deux hommes. Puis de la Harpe se met ‘"à parler avec une humilité saisissante de ce qui [les unit] en profondeur : Dieu [le Père des chrétiens], son Fils Jésus-Christ, [le Sauveur des croyants], et l'Esprit-Saint ...736"’. Puis, confiant à Leyvraz ses soucis de pasteur affronté à l'incroyance de certains de ses fidèles, il lui déclare : ‘"Vois-tu, je veux leur apprendre à prier, je cherche à les faire prier ... La prière, c'est l'essentiel ... Quoi qu'il t'arrive, ne l'abandonne jamais ...737".’
Les visées hégémoniques de Napoléon avaient provoqué l'incorporation de la Confédération helvétique à l'espace stratégique français; pendant plus de deux ans, la Suisse occupée devint le théâtre des guerres européennes et dut apporter une contribution importante aux campagnes napoléoniennes. La tradition veut que cet hymne ait été chanté par les troupes suisses (qui se seraient distinguées par leur bravoure et leur fidélité) enrôlées dans la Grande Armée, lors du passage de la Bérésina, en novembre 1812, rivière cernée par trois armées russes, qui put être dégelée et traversée par les survivants grâce à la construction, en deux jours et dans l'eau glacée, de deux ponts construits par les hommes du général français Eblé. Les paroles de cet hymne sont de Gonzague de Reynold.
René LEYVRAZ. "Témoignage d'un converti. Le Courrier, 24 janvier 1961.
Ibid.
Ibid.
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