Automne 1922 : De retour en Suisse, René Leyvraz se met en quête d'un emploi. A plusieurs reprises, son père (affronté à de nombreux soucis et qui peine peut-être à s'entendre avec ce fils ayant abandonné le socialisme pour devenir catholique) lui fait comprendre qu'il devrait quitter la maison. Sa conversion incite le jeune homme à tenter des démarches dans des milieux catholiques. Il sollicite l'évêque du diocèse de Lausanne et Genève739, Mgr Marius Besson (*), avec lequel il est déjà entré en contact, vraisemblablement lors de ses vacances en Suisse, en été 1921740. Puis il adresse sa candidature à un directeur d'Institut qui la rejette par ces mots : ‘"Tout socialiste, présent, passé ou futur, ne peut être qu'un imbécile ou une crapule741."’ En novembre, sur les conseils de Mgr Eugène Petite (*), Vicaire général de Genève, Leyvraz propose ses services à l'abbé Mordasini, directeur du Courrier de Genève, en joignant un article titré "Impressions de Constantinople". Mais n'obtenant aucune réponse, il postule - sans succès - à Bulle (Fribourg) pour devenir Conservateur du Musée gruyérien.
Toujours sans travail, Leyvraz s'adresse, le 27 janvier 1923, à un prêtre742 pour lui exposer sa situation : Un de ses amis743, collaborateur du Courrier de Genève, est intervenu en sa faveur auprès de Mordasini; ce dernier a répondu qu'avant de conclure un engagement, il souhaitait recevoir d'autres articles, si possible de tendance religieuse, ainsi que des références. Pensant qu'un appui "pourrait avoir un effet décisif744" pour obtenir un poste au journal, Leyvraz sollicite donc son interlocuteur et tâche de le convaincre : Sa situation de converti le met "à même de dire quelque chose d'efficace." Et c'est ainsi qu'il plaide sa cause : ‘"On ne saurait imaginer le nombre et la force des influences intellectuelles conjurées pour pousser un jeune protestant, qui veut échapper aux compromis et aux demi-mesures, vers l'athéisme et le socialisme. Le protestantisme, c'est l'incertitude, tandis qu'il y a, dans l'extrême erreur, une sorte d'équilibre factice, symétrique en faux, si j'ose dire, à celui qu'on trouve dans la Vérité absolue. Le socialisme ne fait d'ailleurs que pousser à leurs dernières conséquences et codifier les principes faux inclus dans le libéralisme protestant. De ces principes le reste du système se déduit avec assez de rigueur pour donner l'impression d'une certitude solide. Il a fallu bien plus que mes observations pour me tirer de là : l'action de la divine Providence. Je prie pour qu'elle éclaire d'autres fourvoyés qui ne sont certes ni des imbéciles ni des crapules745."’ Toutefois, courageusement, Leyvraz ne craint pas de montrer que s'il a rejeté le socialisme, il ne renie pas certains de ses amis746 : ‘"Je ne sais en quels termes vous avez entendu parler de Charles Naine. C'est un adversaire rude, mais franc. Il faut l'avoir longuement pratiqué comme moi pour savoir ce qu'il y a sous l'écorce de bonté, de patience, de sensibilité. Je reste confondu en pensant à la somme de foi qu'il lui faut dépenser chaque jour pour espérer faire surgir de bons fruits d'un arbre qui en a déjà tant produit de mauvais, à son effort quotidien pour faire de bon ouvrage avec un mauvais outil. Il m'aimait presque comme son enfant, il m'a vu évoluer, s'est efforcé de tout son coeur de me comprendre - et y est arrivé jusqu'à un certain point. Je ne sais ce qu'il a maintenant au fond de son âme, mais je prie pour lui. Puis-je vous demander, cher Monsieur747, d'avoir une pensée pour lui dans une de vos prières ? Ce n'est pas du tout le démagogue vulgaire que certains croyent (sic). Il a vraiment donné son coeur aux pauvres gens, c'est l'esprit qui erre, mais Dieu peut tout748."’
Cette plaidoirie a convaincu ses interlocuteurs puisque Leyvraz sera engagé le 1er mars 1923 comme rédacteur en chef du Courrier de Genève 749, journal créé pour la défense du catholicisme, dans une histoire jalonnée d'ardentes luttes confessionnelles. Ce que le jeune converti en apprendra et son insertion dans des structures sociales, religieuses et politiques, lui permettront de s'intégrer et d'évoluer dans un paysage genevois qui lui deviendra familier, parce qu'il en aura compris toute la toile de fond. La vie du journaliste ne peut se comprendre que si elle est mise en relation avec ce passé genevois, alors bien vivant dans la mémoire collective750 et qu'il convient donc de décrire dans les pages qui suivent.
Bien que le siège épiscopal se trouve à Fribourg, ce n'est qu'en 1925 que le nom de cette ville sera ajouté à ceux de Lausanne et de Genève en ce qui concerne cet évêché.
Au cours de ce contact, Mgr Besson et Leyvraz ont peut-être eu l'occasion d'évoquer la figure d'un ami commun, Alfred Millioud, le vieil orientaliste, voisin de Leyvraz entre avril et août 1920. Alors qu'il faisait avec d'autres compatriotes des recherches aux Archives royales de Turin en 1903, Millioud (qui était alors aide-archiviste à Lausanne) avait rencontré dans cette ville l'abbé Marius Besson; c'est lui qui avait décidé le jeune prêtre à s'associer à ses recherches dans la capitale piémontaise; cette proposition eut les conséquences les plus heureuses puisque Besson y trouva de précieux renseignements sur l'histoire de la Suisse romande; cela lui permit de passer avec succès, en 1905, son doctorat ès lettres sur le thème Recherches sur les origines des évêchés de Genève, Lausanne et Sion, jusqu'au déclin du VIe siècle.
Cité par René Leyvraz dans une lettre du 27 janvier 1923 [nom du destinataire non précisé]. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III, Bn.
Il pourrait s'agir de l'abbé Charles Journet qui écrivait alors dans le Courrier de Genève.
Cet ami est Aldo Dami dont Leyvraz épousera la soeur, Alba, quelques mois plus tard.
René LEYVRAZ. Lettre du 27 janvier 1923, op.cit.
Ibid.
Cette position nous paraît courageuse puisque deux ans plus tôt, les évêques suisses avaient fermement condamné le socialisme.
Le jeune converti n'est pas encore bien au fait des usages ecclésiastiques ... Dans le feu de l'écriture, c'est un "Cher Monsieur" qui vient !
René LEYVRAZ. Lettre du 27 janvier 1923, op.cit.
Le 10 février, un premier édito intitulé "La Croix et le Croissant" avait déjà paru sous sa signature. Tous les articles de Leyvraz cités dorénavant dans cette thèse sont des éditos parus en page 1, information que nous ne mentionnerons plus, sauf si ses écrits ne figurent pas à la Une.
A l'heure actuelle, dans la vie quotidienne, les tensions confessionnelles semblent éteintes à Genève, grâce à plusieurs initiatives : Rassemblement des Eglises et communautés chrétiennes de Genève (1954), Atelier oecuménique de théologie (1973), rencontres intercommunautaires pa-roissiales, groupements et Communautés de base oecuméniques, centre oecuménique de catéchèse (1984), collaborations ponctuelles entre les autorités des Eglises protestantes et catholiques. Toutefois, les sensibilités restent vives. Ainsi, chaque fois que la question du rétablissement d'un évêque à Genève est soulevée, des protestations s'élèvent dans certains milieux protestants qui craignent, d'une part, une mainmise de Rome sur le canton et, d'autre part, l'obligation de restituer aux catholiques la cathédrale St-Pierre et les vignes de la région du Mandement.