L'entrée de Genève dans la Confédération helvétique en 1815 allait dresser l'un contre l'autre le gouvernement genevois et le curé Vuarin qui, nostalgique d'un passé conservateur, habité de convictions royalistes et antirépublicaines, allait se montrer fort peu conciliant753. Contrainte de désenclaver son territoire pour être rattachée à la Suisse, Genève avait dû acquérir vingt-deux communes754 : six françaises de quatre mille trois cent cinquante habitants, et seize savoisiennes (dont plusieurs sardes)755 qu'on appellera les Communes réunies, totalisant douze mille sept cents âmes756, ce qui augmentait la population genevoise de dix-sept mille cinquante757 catholiques. Si cet apport massif d'une population spécifique ne faisait pas basculer la majorité numérique protestante, il avait tout de même éveillé moultes craintes de part et d'autre. Dans le camp réformé, le pouvoir civil genevois (formé de patriciens et de bourgeois protestants) admettait mal que, selon les accords, le catholicisme soit protégé par l'Etat sans être organisé par lui. Du côté catholique, les habitants des Communes réunies digéraient mal un rattachement à Genève pour lequel ils n'avaient pas été consultés; se sentant abandonnés, ils acceptaient passivement leur sort. En octobre 1816, le discours adressé aux curés par le gouvernement, lors du rattachement, ne fut pas de taille à calmer les appréhensions; en effet, il leur avait été spécifié ‘"que la bienveillance à leur égard serait proportionnée à leurs marques de dévouement"’. D'où le commentaire de M. Vuarin : ‘"Les nouveaux mariés ne trouvèrent pas ce compliment très poli, ni très assorti à un jour de noce758."’
Au lendemain de la signature du protocole de Vienne, les autorités genevoises - vraisemblablement dans le dessein de ‘"déraciner le clergé de ses attaches savoyardes, en le plaçant sous l'autorité d'un évêque suisse, puis de dominer l'Eglise en limitant sa liberté d'action759"’ - avaient entrepris des démarches auprès du représentant du St-Siège à Vienne, pour demander de transférer Genève du diocèse de Chambéry à celui de Lausanne. M. Vuarin s'était dépensé sans compter pour faire échouer la manoeuvre, mais devant des tractations toutes politiques et diplomatiques, il avait dû capituler760.
Telle la mouche du coche, contribuant certainement à agacer les politiciens en place, Vuarin et l'ensemble du clergé refusaient de prêter serment devant l'autorité civile et brandissaient leurs droits, dès que la liberté religieuse garantie aux anciennes communes sardes était menacée ou que des mesures humiliantes étaient prises à l'encontre de l'Eglise catholique. De son côté, le Conseil d'Etat rétorquait en créant une Commission de surveillance dans les nouvelles communes, sécularisait l'enseignement, restreignait la compétence des curés au seul domaine de l'instruction religieuse, rendait le mariage civil obligatoire, supprimait des fêtes religieuses et retirait aux paroisses la responsabilité de tenir les registres761; puis il décrétait que bulles, brefs, rescrits et décrets de la Cour de Rome ne seraient publiés et exécutés que sur son autorisation, et que les ecclésiastiques récalcitrants se verraient infliger une retenue du temporel762. En mai 1824, Vuarin entreprenait un voyage à Rome avec son ami l'abbé Félicité-Robert de Lamennais, afin d'évoquer devant Léon XII (avec lequel il était en fréquentes relations épistolaires) les problèmes civils et religieux que rencontraient les catholiques, et de plaider pour le rétablissement d'un évêché à Genève763.
Vuarin "ne prit jamais son parti ni d'être Suisse, ni d'être citoyen d'un canton mixte et il s'épuisa en une lutte gigantesque et vaine contre ces deux faits qu'il ne pouvait modifier." William MARTIN, cité par Edmond Ganter dans la plaquette Courrier, Cent ans d'histoire. Genève : Imprimerie du Courrier, 1968, p. 79.
Jusque-là, Genève était formée de la Ville de Genève (22.300 habitants) et de 13 communes campagnardes protestantes (9.139 habitants).
Selon les accords du Traité de Paris de 1815.
Selon les accords du Traité de Turin de 1816.
Ces chiffres sont ceux indiqués par Edmond GANTER. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 76. L'Encyclopédie de Genève (Genève : Société genevoise d'utilité publique, volume V, 1986, p. 179) et Urs ALTERMATT (Le catholicisme au défi de la modernité. Lausanne : éd. Payot, 1994), parlent, eux, de 16.050 nouveaux citoyens.
Edmond GANTER. L'Eglise catholique de Genève, op. cit., pp. 370-371.
Ibid., p. 372.
Ce changement que Vuarin n'arrivera jamais à digérer (il entretenait d'excellentes relations avec Mgr de Solle, archevêque de Chambéry) allait le mettre aussi en tensions avec son nouvel évêque, Mgr Pierre-Tobie Yenni, dont la personnalité était aux antipodes de la sienne; homme pétri de prudence, conscient de la position délicate qu'il occupait et prêt à toute concession pour éviter des conflits avec les autorités civiles genevoises, l'évêque avait promis à ces dernières (suite à un jeu diplomatique enrobé de compliments courtois et de termes affectueux) qu'il ne revêtirait Vuarin d'aucune dignité pouvant lui conférer une quelconque autorité sur ses confrères.
Suite à la protestation de Turin, capitale du royaume savoyard, cette loi cessa alors d'être ap-pliquée dans les communes savoisiennes.
Le Premier Syndic de Genève, M. Schmidtmeyer, n'admettant pas que les prêtres se considèrent toujours comme des sujets du roi de Sardaigne, adressait régulièrement un rapport à Mgr Yenni sur leur attitude face aux autorités : "Notre grand curé de Genève est tranquille. (...) X est toujours un modèle d'activité et de zèle; il est bien à désirer qu'il continue de se conduire comme il faut. Le curé de X est toujours difficultueux et désagréable à son troupeau." Cité par Edmond GANTER. L'Eglise catholique de Genève, op. cit., p. 391.
Mgr Yenni ayant exprimé la crainte qu'une telle décision ne déplaise aux magistrats genevois et fribourgeois, le projet s'arrêta là. Cela n'empêcha pas Vuarin de suggérer en 1832 à Grégoire XVI de commencer par nommer à Genève "un vicaire apostolique qui serait en même temps curé de la Ville et auquel il assignerait une dotation pour ne rien demander au gouvernement". Edmond GANTER. L'Eglise catholique de Genève, op.cit., p. 400.