5. L'ABBÉ CARRY, UN HOMME TOURNÉ VERS L'AVENIR

De son côté, depuis 1892, le Courrier de Genève paraissait tous les jours, sauf le lundi et le lendemain des fêtes chômées. En 1894, il publiait plusieurs articles sur la question sociale, dans la ligne de Rerum Novarum, à l'inspiration de laquelle Mgr Mermillod avait largement collaboré. Cette encyclique prônait une troisième voie - le corporatisme - entre capitalisme et socialisme, attribuant la ‘"misère imméritée des classes inférieures"’ à une loi adoptée par l'Assemblée constituante durant la Révolution française796; basée sur l'idée de la loi et du droit naturels, rejetant l'affrontement des classes, condamnant le socialisme et la suppression de la propriété privée, elle préconisait une collaboration entre patrons et ouvriers et admettait, qu'en vue du bien commun, l'Etat veille à l'application d'une justice distributive des biens et qu'il intervienne dans l'organisation du travail.

L'apaisement des tensions politiques avec la fin de la persécution contre l'Eglise allait toutefois mettre un terme à l'unanimité catholique, et provoquer des conflits d'orientation qui toucheraient aussi le Courrier de Genève. L'abbé Jeantet, toujours directeur du quotidien, était qualifié par ses adversaires d'ultramontain intransigeant, et le journal d' ‘"organe de la Sainte Alliance défunte et champion d'un monarchisme exotique et acharné797"’. Refusant de s'intégrer dans la réalité genevoise798, Jeantet demeurait obsédé par les dangers d'un Kulturkampf pourtant disparu. En 1899, il approuvait (contrairement au Journal de Genève)799 la condamnation de Dreyfus au nom du ‘"respect de la chose jugée et pour défendre le prestige de l'armée800"’; il fustigeait avec acharnement le capitaine juif et qualifiait Zola, l'auteur de "J'accuse", de ‘"pornographe, scatologue et infect auteur de L'assommoir et autres pourritures801".’

Mais des critiques allaient bientôt s'élever contre la ligne du Courrier de Genève. Un jeune prêtre, Eugène Carry (*), et son ami Théodore de la Rive (*)802 publiaient les Lettres de deux catholiques genevois, bientôt suivies d'une brochure. Dans ces documents, ils dénonçaient les positions frileuses et conservatrices du journal, lui reprochaient d'entretenir les tensions confessionnelles; ils invitaient les catholiques à dépasser leurs divisions, les encourageant à ne pas rester figés sur le passé, mais à s'engager pour établir la justice sociale et améliorer la condition ouvrière803. Bref à s'enraciner dans leur époque et leur pays.

Carry avait accueilli la création du parti indépendant avec une certaine méfiance en déclarant : ‘"Un parti politique, même le plus honnête, a toujours je ne sais quoi d'éphémère, d'étroit, de passionné, comme tout ce qui incarne les intérêts de ce monde804."’ Dès le début de son ministère, il s'était donné pour tâche de mobiliser ceux de ses coreligionnaires qui ‘"se recroquevillaient sur eux-mêmes, oubliant les palpitations toujours renouvelées de la vie805";’ il voulait sortir les fidèles d'un ghetto forgé par les circonstances politiques, et les amener à participer pleinement à la vie genevoise et suisse, à casser l'antagonisme latent entre confession et canton : ‘"Genève n'est plus la Rome protestante. C'est un canton suisse où tous les citoyens, sans distinction d'opinion politique et religieuse, doivent jouir des mêmes droits ... Si nous voulons que l'avenir soit meilleur que le passé, il faut que nous sachions nous faire écouter. Nous ne sommes qu'une minorité qui veut vivre et qui sait quelles infinies destinées elle porte806."’ Comme il fallait s'y attendre, ce plaidoyer allait susciter l'opposition d'une partie du clergé et des laïcs conservateurs.

Passionné par les contacts avec la jeunesse, Carry organisait des cours d'apologétique sur l'histoire de l'Eglise, donnait une instruction aux jeunes femmes807, reconstituait le Cercle St-Germain et ouvrait la voie au christianisme social. En 1903, il fondait la Fédération catholique genevoise, appelée à sauvegarder les intérêts religieux et sociaux des catholiques, et à suivre de près toute décision politique y relative. Refusant d'être inféodée à un parti, cette fédération se disait toutefois prête à collaborer avec ceux qui poursuivraient des buts identiques. La même année808, des liens se nouaient entre les indépendants et la fédération; des jeunes du Cercle St-Germain, préoccupés par les problèmes sociaux, créaient un groupe ouvrier au sein du parti. Ce dernier qui traversait une crise d'identité (la fin des luttes confessionnelles ayant amenuisé sa combativité), définissait alors enfin quelques timides priorités sociales809.

La question de la séparation de l'Eglise et de l'Etat allait encore opposer le Courrier de Genève et Eugène Carry (qui, entre-temps, avait été nommé chanoine, puis vicaire général en 1907). Jeantet, toujours directeur du quotidien, ‘"vieux lutteur meurtri et désabusé par le combat exténuant qu'il avait été contraint de mener tout au long de sa carrière810"’, s'élevait contre ce projet qui détruirait les garanties stipulées par les Traités de 1815 et, disait-il, aggraverait les conflits confessionnels811. Carry, lui, plaidait pour le rétablissement des catholiques dans le droit commun. Après des débats passionnés812, la loi de séparation fut acceptée massivement en 1907 à Genève, entre autres par les communes catholiques.

Notes
796.

Proposée par Isaac-René-Guy LE CHAPELIER et acceptée en 1791, cette loi avait aboli les cor-porations en refusant aux citoyens le droit "de s'assembler sous prétexte de délibérer entre eux sur de prétendus intérêts communs" (Cité par René Leyvraz. Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 213). En Ville de Genève, un règlement analogue de 1799 interdit aux ouvriers de s'associer, de s'affilier ou de s'assembler au titre de compagnonnage.

797.

Nadine SCHWER. Le Parti Indépendant. Mémoire de licence. Genève : Faculté des lettres, Université de Genève, 1961, p. 51.

798.

D'origine française, Jeantet s'étendait abondamment dans le journal sur les problèmes de son pays, en plaidant pour le rétablissement de la monarchie.

799.

Sorti pour la première fois le 5 janvier 1826, le Journal de Genève se disait journal des lettres, des arts et de l'industrie, puis politique, littéraire et industriel. Dès 1832, il fut bihebdomadaire et passa en 1846 de radical à conservateur. Le 26 juin 1850, il devint quotidien. De tendance protestante et lié aux milieux de la finance (il sera alors représentatif du parti libéral genevois), il se fit particulièrement remarquer durant les 2 guerres mondiales comme organe de presse libre. C'est lui qui, d'août à décembre 1914, publia les 8 articles de Romain Rolland réunis ensuite dans la brochure intitulée Au-dessus de la mêlée.

800.

Edmond GANTER. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 94.

801.

Sur l'attitude du Courrier de Genève face au problème juif, cf. la thèse de Dominique FERRERO. Le "Courrier de Genève" et les Juifs (1880-1900). Bâle : 1993.

802.

Dans les années 1920, Théodore de la Rive intervint à plusieurs reprises auprès du St-Siège pour faire mettre à l'index les oeuvres de Léon Bloy (cf. Charles JOURNET - Jacques MARITAIN. Correspondance, volume I, 1920-1929. Fribourg : éd. Universitaires Suisse; Paris : éd. St-Paul, 1996, pp. 430ss).

803.

Dès 1870, le développement de la grande industrie métallurgique, mécanique et électrique modifia profondément la société; entre 1870 et 1920, le nombre des employés dans les industries fut multiplié par 20 et donna à Genève un visage marqué par la question sociale. En 1897, l'élection du Conseil d'Etat secouait la vie politique genevoise, les démocrates (libéraux-conservateurs du centre-droit) ayant perdu une majorité acquise en 1889, au profit d'une gauche formée de radicaux et de socialistes.

804.

David HILER et Geneviève PERRET BARI. Le Parti Démocrate-Chrétien à Genève, Un siècle d'histoire, op. cit., p. 50. Dans l'Almanach chrétien-social genevois 1933 (Archives de la Bibliothèque nationale, Berne, cote PK 3.412), p. 41, une version différente est donnée; il est dit que l'abbé Carry "fut un ami fidèle et un conseiller écouté pour les hommes qui, sur le terrain politique, défendaient les idées chrétiennes. Et lorsque se fonda le Parti Indépendant Genevois, section du Parti Populaire Catholique suisse, ce ne fut pas sans son approbation".

805.

Edmond GANTER. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 97.

806.

Edmond GANTER. L'Eglise catholique de Genève, op. cit., p. 485.

807.

En 1907, l'Union des Travailleuses catholiques se constituait sous la houlette de Maria Giovanna (1868-1935) et ouvrait (sans encore en utiliser ce terme) la route au "syndicalisme". Au programme, la formation d'une élite par une action dans le domaine individuel, familial et social. L'Union connut un essor remarquable grâce au travail de Mlle Giovanna qui reçut, en mai 1927, la médaille Pro Ecclesia et Pontifice en reconnaissance des services rendus durant 20 ans "à la cause chrétienne-sociale qui est celle de l'Eglise".

808.

Edmond GANTER dans Bâtir la Maison, Histoire du mouvement ouvrier chrétien à Genève. Genève : Imprimerie du Courrier de Genève, 1941, p. 35, fait remonter la création du groupe ouvrier à 1903 alors que David HILER et Geneviève PERRET BARI, dans Le Parti Démocrate-Chrétien à Genève, Un siècle d'histoire, 1892-1992, op. cit., p. 65, datent cette fondation de 1905.

809.

Limitation des heures de travail dans les ateliers, chômage du samedi soir et du dimanche, in-terdiction de certains travaux pénibles et malsains aux femmes et enfants, retraites ouvrières, dé-veloppement de la mutualité, création d'assurances invalidité, maladie, accidents et vieillesse.

810.

Edmond GANTER. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 96.

811.

Toujours branché sur la France, l'abbé Jeantet s'attachait à la ligne définie en février 1906 dans l'encyclique Vehementer qui condamnait la loi française de séparation.

812.

Indépendants, radicaux et socialistes se déclaraient aussi favorables à la séparation, l'Eglise nationale protestante la rejetait, les démocrates étaient divisés.