Après la mort, en 1911, de Mgr Jeantet (nommé quelque temps auparavant Prélat de la Maison de Sa Sainteté), l'abbé Raoul Snell, son bras droit et fils spirituel, reprenait la direction du Courrier de Genève dont le nouveau propriétaire était la Société du Courrier, composée de trois prêtres et deux laïcs. En 1917, le journal fêtait ses cinquante ans, marqués par un large vieillissement : Côté présentation, les caractères typographiques fatigués rendaient difficile la lecture des articles. Financièrement, le départ des Français durant la Grande Guerre avait fait chuter le nombre des abonnés : de trois à quatre mille en 1890, ils n'étaient plus que mille à lire ce périodique. Quant aux idées, ‘"les positions peu novatrices [du journal avaient éloigné] de lui ceux qui, à la suite de l'abbé Carry, travaillaient dans un nouvel esprit813"’. La Société du Courrier de Genève (qui comptait en son sein l'abbé Eugène Petite, futur vicaire général) et qui représentait peut-être la "tendance Carry", allait s'opposer au Comité d'administration du journal, vraisemblablement héritier des opinions de Jeantet.
En juin 1917, ce Comité adressait une longue lettre814 à l'évêque du diocèse, Mgr Placide Colliard, pour dénoncer la tendance adoptée par la Société du Courrier : ‘"La majorité de ses membres est ouvertement hostile à l'esprit qui a fait naître notre journal catholique et qui l'a toujours guidé jusqu'ici. On le trouve trop religieux815, trop franchement catholique, trop ferme dans ses principes. On voudrait que sa devise ne fût plus "Vérité et Justice" mais "Ami de tout le monde". Les principes, selon eux, doivent se plier ou même, au besoin, disparaître devant cette unique préoccupation."’ Puis la lettre soulevait une question qui n'allait cesser de se poser, celle du lien du journal catholique avec un parti de même orientation. ‘"On trouve aussi le Courrier fort médiocre en politique; il devrait, paraît-il, s'inféoder au parti Indépendant [certains prônant même la fusion avec ce parti] et s'attacher, non pas tant à défendre la religion, que les vues plus ou moins justes et intéressées des politiciens du jour. Pour tous ces motifs, le Courrier n'est point, selon eux, le porte-parole des catholiques de Genève dont il s'obstine à ne point connaître les aspirations libérales et les besoins nouveaux."’ Pour les membres du Comité d'administration, le résultat de la politique menée par la Société du Courrier était clair; il se marquait par ‘"l'incroyable diffusion de la mauvaise presse dans nos meilleures familles, l'amoindrissement des convictions religieuses, une admiration béate pour nos adversaires les plus déclarés, une préoccupation évidente et presque exclusive de leur plaire à tout prix, enfin un dédain habituel pour tout ce qui, dans les raisonnements et la manière de se comporter, s'inspire avant tout du catholicisme; ajoutez, Monseigneur, la division parmi le clergé et les fidèles et vous aurez le résumé affaibli encore de ce qu'a produit la regrettable campagne dont nous gémissons et qui dure depuis de trop longues années."’ Autre problème de taille soulevé dans cette lettre, celui de l'indépendance de la Société et, par contrecoup, du journal : ‘"Naguère, en différentes réunions du Courrier, certains membres de la Société ont déclaré qu'ils la considéraient comme absolument souveraine, que l'Evêque n'avait pas à intervenir dans son fonctionnement, qu'il n'avait pas le droit de lui imposer des rédacteurs prêtres, que son rôle se bornait strictement à la question dogmatique."’ Et venait la délicate question des statuts : ‘"Nous croyons bon de vous faire remarquer aussi, Monseigneur, que les statuts de la Société du Courrier ont été élaborés après la mort de M. l'abbé Jeantet et que jamais, que nous sachions, ils n'ont été soumis à l'approbation de l'Evêque du diocèse. S'ils sont conformes à la légalité civile, ils peuvent ne l'être pas aux vues et à la volonté de la seule autorité qu'une conscience catholique puisse reconnaître en pareille matière, celle de l'Evêque, à laquelle on prétend se soustraire."’ Et de conclure : ‘"(...) une décision ferme et précise s'impose avec urgence".’
Le 17 juin, le Courrier de Genève annonçait que "par suite de divergences survenues au sein de la Société du Courrier", le Comité d'administration démissionnait; peu après, l'abbé Snell prenait congé de ses lecteurs. Un peu trop tard, le 30 juin, Mgr Colliard assurait le Comité de sa compréhension : ‘"Vous voulez que le journal que les catholiques de Genève se sont donné, il y a cinquante ans, remplisse toujours mieux son rôle et acquière une influence plus grande. Nous ne pouvons que vous louer de ce noble dessein, approuver les efforts que vous faites et demander à Dieu de les bénir. Les catholiques toujours plus nombreux dans le canton de Genève doivent avoir un organe foncièrement catholique dont la doctrine soit celle de l'Eglise, un journal attentif à suivre toutes les directions de Rome et respectueux de l'autorité de l'évêque selon la recommandation de Léon XIII. Cette ligne de conduite sera, dans l'avenir, celle du Courrier de Genève comme elle le fut dans le passé. Aux catholiques de Genève, placés à l'extrémité de la Suisse, le Courrier dira qu'ils ne sont pas seuls. Il les fera vivre dans une union toujours plus intime avec leurs frères des vieux cantons catholiques. Puisse le Courrier réaliser, parmi les catholiques de Genève, l'accord des volontés et l'union des coeurs. Qu'il trouve au sein du clergé et dans les rangs des laïcs instruits des collaborateurs dévoués816."’
L'évêque affirmait clairement quelques convictions, mais répondait peu aux questions pratiques (liens avec le parti indépendant, statut de la Société du Courrier). La crise allait se poursuivre, aggravée par la démission du vicaire général Ruche (*) en septembre 1917. L'abbé Petite (qui le remplacerait au vicariat dès septembre 1918) était nommé à la tête du nouveau Comité d'administration, dans lequel trois responsables du parti indépendant817 siégeraient aussi. La tendance Carry de la Société du Courrier l'emportait donc sur celle de l'ancien Comité d'administration. Pour assurer la survie du journal, une souscription de deux mille actions était lancée et des mesures draconiennes proposées818. Après un an de tirage à Fribourg 819, le Courrier de Genève était réimprimé à Genève et s'installait dans un immeuble, transformé pour la circonstance, au 7, rue des Granges, emménagement qui marquait géographiquement, et idéologiquement, une orientation nouvelle.
Edmond GANTER. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 99.
Cette lettre n'est ni datée, ni signée; M. Bussard, archiviste de l'Evêché à Fribourg, pense qu'elle a été écrite soit par le Chanoine Ruche, vicaire général, soit par le curé Derippe, alors président. La réponse donnée par Mgr Colliard le 30 juin 1917 à cette lettre peut faire penser qu'elle avait été écrite en juin. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Mgr Colliard avait l'habitude de mettre quelques petits commentaires sur les lettres qu'il recevait; il semble partager l'avis des membres de la Société contre ceux du Comité puisque, sur la critique du journal considéré comme "trop religieux", il a écrit "oui" ...
Lettre de Mgr Placide COLLIARD au Comité d'administration du Courrier de Genève, 30 juin 1917. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.
Firmin Ody, conseiller national depuis 1911, Jules-Edouard Gottret et Auguste Dupont-Lachenal.
Nommer un administrateur général qui ait sous son autorité les 3 rédacteurs et le personnel; désigner un secrétaire de rédaction (qui assure aussi la charge de rédacteur et de metteur en page) chargé de trouver des journalistes bénévoles; lui adjoindre par la suite un sous-secrétaire en la personne d'un prêtre; supprimer à l'imprimerie une partie du personnel féminin et nommer un chef d'imprimerie responsable du personnel et du matériel, établir avec toutes les personnes engagées des contrats prudents qui sauvegarderaient les prérogatives du Conseil d'administration, augmenter la source des revenus. ("Rapport de la commission budjétaire" (sic) nommée par le Conseil d'administration du Courrier de Genève). Ce document n'est pas daté mais les noms des collaborateurs indiqués nous font penser qu'il a été établi en 1920. Dans le budget sont encore prévus : un reporter, un comptable, une sténo-dactylo, 4 ouvriers imprimeurs, un conducteur, 2 expéditrices, une margeuse, une contre-maîtresse, une correctrice, 5 femmes. Nous ne savons pas si ces suggestions ont finalement été appliquées; la description que fera Leyvraz de la situation du journal à son arrivée laisse penser que ces mesures d'austérité ont été non seulement adoptées, mais encore dépassées.
A l'Imprimerie St-Paul, sur les presses du journal La Liberté.