III. PREMIERS PAS DANS LE JOURNALISME CATHOLIQUE

Avant d'être engagé, Leyvraz avait répondu au voeu de l'abbé Mordasini, directeur du Courrier de Genève, et lui avait remis quelques éditos de politique étrangère qui avaient paru dans le journal en février; seul un article à "tendance religieuse", celui du 27 février, titré "L'école confessionnelle", avait permis à l'ancien normalien de montrer à Mordasini comment il se situait du point de vue confessionnel : ‘"(...) nous sommes convaincus que l'émiettement du protestantisme, l'incohérence croissante de ses doctrines ont favorisé chez un très grand nombre de maîtres l'abandon insensible des postulats essentiels de la foi, et les ont inclinés, souvent à leur insu, vers les erreurs modernes les plus pernicieuses835"’. Toutefois, le jeune rédacteur concédait à ses lecteurs genevois qu' ‘"au point de vue de l'éducation, les catholiques ont beaucoup moins à redouter d'un calvinisme compact et dogmatique que d'une poussière impalpable de sectes et d'opinions individuelles"’; puis - repensant peut-être à sa discussion avec le pasteur de La Harpe -, le jeune converti accusait le protestantisme libéral de disloquer la pensée protestante et le fonds commun qu'elle partage avec le catholicisme.

1er mars 1923 : Leyvraz se rend sur les lieux de son nouveau travail, rue des Granges, en plein coeur de la vieille ville. Sur le côté pair de la rue se dressent de superbes demeures patriciennes836 appartenant aux grandes familles protestantes, et dont les terrasses donnent sur la Treille et la Place Neuve. Côté impair, côté peuple, dit-on, c'est différent837; des maisons modestes se serrent frileusement les unes contre les autres. En remontant la rue, Leyvraz passe devant un home catholique, le Cercle des officiers, les bureaux de la Ligue des femmes suisses contre l'alcoolisme, une pelleterie, l'enseigne d'un estampeur, la plaque d'un professeur de musique, un atelier de couture. A quelques mètres du 7, rue des Granges, il aperçoit l'église St-Germain (qui n'a pas été restituée à l'Eglise romaine et appartient toujours aux catholiques libéraux). Derrière le chevet de ce sanctuaire, il aperçoit le siège du Vicariat général838 qui se trouve à proximité immédiate du journal.

Arrivé au Courrier de Genève, Leyvraz pénètre dans la maison enfermant des escaliers sombres, un vieux monte-charge branlant entouré d'épais grillages, des fenêtres à guillotines. Dès l'entrée, une odeur - la même qu'au Droit du Peuple - le saisit; mélange d'encre, de plomb, d'huile, de poussière et de savon ... Au rez-de-chaussée se trouve le Service de l'expédition du journal; au sous-sol, l'imprimerie.

Des ouvrières sont là, qui vont et viennent; l'une d'elles enlève, à l'aide d'une brosse métallique, les déchets incrustés dans le texte plombé qu'un typo vient de lui remettre et qu'elle a encastré dans un châssis; puis d'un geste ample, elle promène le rouleau encreur sur le bloc, y dépose avec délicatesse une feuille humidifiée. Durant quelques secondes, le temps est comme suspendu ... La page est retirée, la métamorphose opérée : les mots ont perdu leur aspect métallique et secret; ils sont imprimés, dévoilés ... Leyvraz se retrouve plongé dans cette atmosphère qui baigne toute fabrication d'un journal, faite des mêmes gestes, des mêmes rites, d'une émotion chaque fois identique à celle de la naissance d'un enfant. C'est là que les réflexions de l'éditorialiste deviendront lettres de plomb. Vouées à demeurer éternellement. Ecrits nés de l'actualité, donc de l'instant, destinés à éveiller les consciences, à mobiliser des lecteurs, ils deviendront bientôt poussiéreux, figés dans une époque dépassée, appelés à sommeiller dans des archives. Rêveur, Leyvraz pense à ce que découvrira, plus tard, ‘"quiconque [aura] la patience de feuilleter la collection du Courrier de Genève (...)839" !’

L'accueil plutôt sceptique que lui réserve l'abbé Mordasini (directeur ecclésiastique provisoire840 qui n'est pas un professionnel de la presse) a de quoi déconcerter Leyvraz. Très vite, celui-ci perçoit que la tâche sera rude : Le journal est en pleine crise. La situation financière est catastrophique; le nombre des abonnés ne s'élève qu'à deux mille trois cents841, les caisses sont vides et le salaire octroyé aux employés est bas. La rotative - poussive - n'imprime convenablement qu'un exemplaire sur trois. L'équipe de rédaction est fort maigre; pour l'aider dans sa tâche, Leyvraz dispose d'un rédacteur qui s'occupe des dépêches et de la "locale" l'après-midi et le soir; d'autres collaborateurs fournissent des articles réguliers : François Carry (*) avec lequel il partagera, en parfaite symbiose, la chronique internationale et les articles de fond. Jules-Edouard Gottret (*) assure la politique suisse et genevoise842, tandis que l'abbé Charles Journet (*) fournit des réflexions théologiques et philosophiques. En outre, Leyvraz peut compter sur un allié de marque, le vicaire général, qui est aussi président du Conseil du Courrier de Genève. En effet, depuis 1917, Mgr Petite ‘"lutte contre vents et marées, pour conserver et développer le seul journal catholique de Genève843"’. Décidé à compenser le faible rendement publicitaire, le prélat déploie une énergie incroyable; mais malgré ces efforts, le quotidien boucle, chaque année, avec un déficit considérable. Bien vite, Leyvraz pressent qu'il devra infuser un sang neuf qui permette ‘"au journal de reprendre contact avec un public qui [l'a] presque complètement abandonné844".’

Dans le bandeau du journal, au-dessus du titre Courrier de Genève écrit en lettres grasses, figurent les mots Vérité et Justice. Le 12 mars, une orientation nouvelle semble être donnée à ce périodique; en effet, la mention "Organe quotidien catholique" qui figurait sous le titre a été enlevée; désormais on lira : Courrier de Genève "Politique, religieux, littéraire". Le mot catholique est supprimé, et le journal affiche d'emblée une triple ouverture.

Immédiatement, Leyvraz s'attelle à sa tâche. Chaque mardi, jeudi et samedi, les lecteurs découvriront les initiales "R.L." sous les éditos et, aussi à la Une, sous une rubrique intitulée "Bulletin". Le jeune converti a posé sa plume de socialiste militant; c'est désormais avec une encre trempée dans le catholicisme qu'il va écrire des articles consacrés presque exclusivement, durant les deux premières années, à la politique étrangère. Pour se donner peut-être une certaine carrure face à son lectorat, il mentionne dans ses commentaires politiques un nombre impressionnant d'organes de presse ou de revues de tous bords845. Les thèmes étrangers essentiels développés par l'éditorialiste entre 1923 et 1929 concernent l'Allemagne, les nationalismes, l'Action française et la pacification de l'Europe.

Notes
835.

René LEYVRAZ. "L'école confessionnelle". Courrier de Genève, 27 février 1923.

836.

Le tracé de la rue des Granges avait été décidé en 1719, et c'est en 1723 que ces trois grands hôtels particuliers avaient été érigés.

837.

Le côté impair était bâti depuis le Moyen Age sur des morcellements étroits, avec des cours intérieures. Un des propriétaires, François de Versonnex, fonda à Genève en 1429 la première école publique genevoise et "l'hôpital des pauvres honteux". La rue se nommait alors "rue de l'Echorcherie"; en effet, outre des jardins, des granges, des étables et des écuries, propriétés de nobles citoyens de Genève, elle comptait également des boucheries.

838.

Construit entre 1740 et 1744, cet immeuble sis au 13, rue des Granges, avait appartenu à un banquier genevois, J.-André Saladin, puis à deux autres familles aristocratiques. Léguée en 1851 à la Confédération, la maison fut achetée par le vicaire général d'alors, M. Dunoyer, qui la légua à un confrère, lequel la céda en 1895 à la Société catholique romaine de Genève.

839.

Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 217.

840.

Au cours des années précédentes, le journal avait connu une succession de départs; après le long règne (42 ans) de l'année Jeantet, l'abbé Snell ne resta que 6 ans; en 1917, il fut remplacé par Jules-Edouard Gottret qui dut quitter son poste en 1920. Puis vint Alfred Ribeaud, jeune Jurassien relayé la même année par François Carry, auquel l'abbé Mordasini venait de succéder.

841.

Chiffre de novembre 1923.

842.

Malheureusement, vu leurs situations, ces deux journalistes ne viendront que très rarement à la rue des Granges; en effet, François Carry est très gravement malade et Jules-Edouard Gottret siège depuis 1920 au Conseil national à Berne, et est donc souvent absent de Genève.

843.

En 1920, Mgr Petite a été reçu par Benoît XV en un moment où, au Vatican, avec une déléga-tion française (vraisemblablement de la Société des Nations) se posait la question de créer à Ge-nève un autre journal catholique; son plaidoyer pour maintenir le Courrier de Genève fut couronné de succès, puisqu'il fut estimé plus économique, et plus politique aussi, de l'aider à sauver et à développer le journal existant. La même année, à 54 ans [ou 57 ans ? le prélat indiquant 2 chiffres différents !] Mgr Petite s'était mis à l'étude de l'anglais et, l'année suivante, il partait pour les Etats-Unis, quêter des ressources financières. Benoît XV lui avait remis 2 fois une somme de 100.000 lires. (Lettre de Mgr Eugène PETITE, vicaire général, au pape Pie XI, 2 mars 1927. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn).

844.

René LEYVRAZ. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 104.

845.

L'Européen de la Revue de Genève, le Journal de Genève, la Gazette de Lausanne, la Tribune de Lausanne, le Droit du Peuple, le Nouvelliste valaisan, le Travail, la Revue agricole, Le Journal d'agriculture suisse, l'Action française, le Figaro, La Croix, l'Echo de Paris, Etudes, Les Lettres, le Correspondant, l'Opinion, le Journal des Débats, le Petit Journal, le Temps, l'Express de Lyon, la revue Europe, l'Observateur populaire, le Corriere della Sera, le Popolo d'Italia, la Düsseldorfer Zeitung, la Vossische Zeitung, Vorwaerts, la Rote Fahne, le Westfalisches Volksblatt, la Gazette de Cologne, New-York World, le Manchester Guardian, l'Observer, le Daily Herald, le Morning Post, le Daily Mail, New York Evening Post, le Times, la Weekly Dispatch, l'Ekonomitcheskia Jizn (journal bolcheviste de Russie), la Pravda, Zora (journal de Sofia).(Cette recension concerne l'année 1923).