c) Nationalismes et patriotisme

Les idéologies sillonnent l'Europe; certaines, tel le nationalisme, prônent l'instauration d'un ordre moral, politique, social ou économique. Le rédacteur s'en réjouit tout en conservant une certaine prudence qui montre sa fidélité à un "juste milieu".

En mai 1923, Leyvraz s'inspire d'une enquête réalisée par la revue catholique Les Lettres857 pour plonger dans son propre passé; l'éditorialiste rappelle combien de jeunes Suisses, emballés par la Voix des Jeunes, l'Aube, le Carmel, les Tablettes, Demain, s'étaient mobilisés, durant la guerre, pour diffuser la doctrine du socialisme révolutionnaire. Constatant que cet enthousiasme juvénile a fait long feu, Leyvraz demande (avec une certaine nostalgie ?) : "Mais où sont les neiges d'antan ?" Question brève sur laquelle il ne s'appesantit pas puisque immédiatement, il relève que deux nouveaux courants, le nationalisme et le patriotisme, peuvent à nouveau enflammer la jeunesse. Lui qui, cinq ans plus tôt, rejetait les projets dévastateurs d'un Münzenberg, accueille bien sûr avec satisfaction la "réaction salutaire" enclenchée par les nationalismes français et italien contre les théories subversives, ‘"pour la réhabilitation et la restauration des patries858".’

Sans répondre à la question de savoir si le nationalisme est une "hérésie nouvelle", Leyvraz admet que cette doctrine constitue un "excès" lorsqu'elle place "l'intérêt national au-dessus de tout"; pour justifier son analyse, il cite, entre autres, une déclaration de Mgr Besson qui appelle à la prudence : ‘"Le patriotisme a servi de prétexte à bien des erreurs. Ceux-ci, mettant la Patrie au dessus de tout, lui asservissent non seulement les corps, mais les âmes. Ceux-là, ne voyant que l'intérêt de la Patrie, tombent dans un nationalisme qui n'est plus qu'un égoïsme sacré, justifiant l'injustice, et permettant à l'Etat de méconnaître les exigences de la morale dans ses rapports avec les autres Etats. Nous devons rester à l'écart de ce double abus859."’ Leyvraz prend cependant une certaine distance face aux déclarations de l'évêque; lui qui, lors de son exil en Turquie, avait ressenti la place que tenait dans son coeur sa Patrie, établit une distinction entre nationalisme et patriotisme : ‘"Quoi, dira-t-on, nous ne sommes pas plutôt sortis des transes où nous jeta l'internationalisme révolutionnaire que déjà vous vous occupez à énerver la réaction salutaire qui a arrêté les ravages du mal !"’ Que non point. Nous nous joindrons toujours avec énergie à tout ce qui peut contribuer à régénérer le patriotisme. Nous continuerons à dénoncer sans relâche les utopies qui ont plongé la Russie dans le terrorisme et la faim. Mais nous nous garderons de n'importe quelle idole." Et de terminer par un "Credo in unum Deum860."

Peu à peu, le regard de Leyvraz sur ce qu'il considère comme positif dans les nationalismes maurrassien et mussolinien s'élargit; ceux-ci n'ont-ils pas, outre la patrie, remis ‘"en honneur (...) la famille, la corporation, pour lesquelles l'Eglise elle-même n'a cessé de lutter861"’ ? Mais à nouveau, simultanément, l'éditorialiste met ses lecteurs en garde : ‘"L'idée même de proclamer la prééminence essentielle des Latins sur les Germains ou les Slaves procède d'un genre d'infatuation [nationale qui] crée une nouvelle idole à qui tout doit être sacrifié. Le nationalisme doit donc être surmonté et un patriotisme sain et raisonnable doit, la réaction passée, reprendre sa place. (...) L'Eglise, qui n'a cessé de célébrer les vertus du patriotisme, saura préserver ses enfants des excès du nationalisme, et favoriser ainsi l'union des peuples d'Europe dans le christianisme, la seule véritable et solide862."’

Notes
857.

Les résultats de cette enquête auraient été publiés entre janvier et avril 1923.

858.

"Le Nationalisme". Courrier de Genève, 1er mai 1923.

859.

Lettre pastorale de Mgr Marius BESSON aux catholiques du canton de Vaud, à l'occasion du 2e centenaire de la mort du major Davel, extrait cité par Leyvraz dans son article "Le Nationalisme", 1er mai 1923, op. cit.

860.

"Le Nationalisme", Courrier de Genève, op. cit.

861.

"L'Eglise et l'Europe (II)". Courrier de Genève, 28 août 1923.

862.

Ibid.