IV. LE "COURRIER DE GENÈVE" ENTRAÎNÉ DANS UNE MOUVANCE POLITIQUE, SOCIALE ET SYNDICALE

1. LA SITUATION ÉCONOMIQUE, POLITIQUE ET SOCIALE GENEVOISE

Quand Leyvraz commence son activité à Genève, il découvre dans le paysage catholique genevois - outre les organisations paroissiales - le parti indépendant, le Cartel et les syndicats chrétiens-sociaux. Après s'être penché d'abord sur l'Europe, le rédacteur en chef - parce qu'il est maintenant intégré dans le canton - est capable d'aborder les questions locales, et d'oeuvrer à l'établissement du corporatisme, voie prônée par Rerum Novarum, qui ne peut que rencontrer l'adhésion d'un éditorialiste catholique à la recherche d'un ordre mettant en échec libéralisme et communisme.

Dès son arrivée au journal, Leyvraz a montré que la question ouvrière qu'il avait si vivement défendue dans La Voix des Jeunes et le Droit du Peuple, lui tenait toujours à coeur. Lors de la fête du 1er mai 1923 qui rassemblait à Genève les prolétaires bolchevisants, la présence de tous ces travailleurs éveillait en lui une vive empathie qui unissait - dans un style journalistique inchangé - son passé socialiste à sa conversion : ‘"(...) tandis que résonnaient dans l'atmosphère surchauffé de la salle des paroles de haine et de révolte, nous avons songé que ce jour était aussi le premier du Mois de Marie ... Une prière est montée vers Elle de notre âme pour nos frères les ouvriers."’ Leyvraz retrouvait le ton de jadis et, malgré son entrée dans le catholicisme, il ne ménageait pas les chrétiens : ‘"Les mauvais bergers, il est vrai, ont pullulé à notre époque impie. Mais si leur appel a trouvé un si vaste écho dans le prolétariat, la faute en est-elle toute à ce dernier ? - Bien loin de là ! Combien de mauvais chefs, de patrons profiteurs et endurcis, pseudo-chrétiens professant la nécessité de la foi pour le peuple tout en se dispensant de la pratiquer eux-mêmes, ont préparé de leurs mains cette révolte qu'ils dénoncent avec tant de vertueuse indignation ... A côté de ceux qui ont écouté la voix de leur conscience, combien n'ont voulu entendre que celle de leurs intérêts ! Ceux-là ont plus fait pour tuer la foi aux coeurs des ouvriers que même les nuées d'utopistes, de songe-creux et d'excitateurs professionnels qui se sont attachés à notre société comme des corbeaux à un cadavre937."’

Le 23 mai 1923, la Fête annuelle catholique du Travail, organisée par le Cartel chrétien-social en présence de Mgr Besson, donnait à Leyvraz l'occasion d'évoquer son expérience et de montrer qu'il restait militant. Tout en gardant une tendresse pour certains de ses anciens camarades, l'éditorialiste introduisait deux éléments qui marquaient sa rupture d'avec le socialisme : le terme "charité" et le souhait d'une collaboration avec le patronat. ‘"La lutte est engagée (...). Nous la mènerons jusqu'au bout sans nous départir de la charité qui seule peut la féconder. (...) Si un grand nombre de meneurs - mais non pas tous - sont des rhéteurs et des démagogues, que de dévouements obscurs, que de foi chez les humbles qui ont vraiment cru de tout leur coeur à l'idéal humanitaire du socialisme, sans réaliser que cet idéal était absolument faussé par la théorie marxiste de la lutte de classes."’ Derrière les lignes qui suivent, c'est tout son passé qu'il décrit : ‘"Quel déchirement, pour ceux-là, de voir leur rêve échouer dans le charnier russe, de contempler les mesquines querelles de sectes qui ont fait place au grand élan des premières ferveurs ... Quelle dépression ! quel amer découragement ... A ceux-là, le syndicalisme chrétien apporte un message d'espoir et de salut938."’ Un syndicalisme que le journaliste conçoit ainsi : basé non sur la lutte de classes mais sur l'Evangile et Rerum Novarum, bâti sur la foi et la ténacité, la patience et la charité, fermement décidé à barrer la route aux abus, à faire échec au surmenage, au servage, au lucre, à l'exploitation de l'homme par l'homme; un syndicalisme prêt à collaborer loyalement avec le patronat, pour autant que celui-ci respecte les exigences d'une solidarité chrétienne. Tout est dit; et c'est exactement dans cette ligne que le rédacteur en chef va engager son journal et les structures existantes. Il vient, en effet, d'être conquis par le grand propagateur de la pensée sociale de l'Eglise en Suisse romande, l'abbé André Savoy. Celui-ci n'est certainement pas un inconnu pour Leyvraz puisqu'en 1920, le Droit du Peuple avait vivement pris à parti ce prêtre, suite à une conférence donnée sur la question du capital et du travail939 ! En l'entendant à Genève, le jeune journaliste est frappé par la force et la lucidité extraordinaires qui se dégagent de Savoy, impression qui s'approfondira à chaque contact. La haute stature du prêtre est impressionnante : un ‘"masque puissant, peu mobile, éclairé par le feu des prunelles bleues, son geste rare et bref"’. Et il y a, surtout, sa parole qui va ‘"bien au-delà de l'éloquence ... Le débit un peu précipité, et cette sorte de mélopée, d'où [surgissent] soudain des traits, des formules d'une vigueur admirable, ou bien ces élans contenus d'une émotion qu'on [sent] venir des profondeurs de l'âme ... Beaucoup d'orateurs se livrent tout entiers en une heure. On en a vite "fait le tour"’. L'abbé Savoy, au contraire, se [renouvelle] sans cesse. Certes, il [a] ses thèmes familiers, mais au moment où on le [voit] s'engager dans un chemin connu, [survient] une bifurcation, de nouveaux horizons [s'ouvrent], sur les plus hauts paysages spirituels ou bien sur les réalités les plus concrètes de la vie nationale et sociale. Les ressources de son esprit, servi par une forte mémoire, [semblent] inépuisables. A la base, il y a une solide culture chrétienne et philosophique; puis une science sociologique d'une rare étendue." Non seulement le prêtre connaît "à fond l'histoire du pays, mais il [sait] en dégager les leçons, en projeter les perspectives sur l'avenir avec une force intuitive, avec une maîtrise incomparables940". Jusque-là, Leyvraz avait approché l'idée d'une voie intermédiaire corporatiste par le biais de Valois. Grâce à André Savoy, il va maintenant approfondir cette solution en l'ancrant sur la doctrine sociale de l'Eglise.

Le syndicalisme que Leyvraz a décrit plus haut va devoir vite s'organiser. En effet, la situation est alarmante; en 1923, l'Etat de Genève est au bord de la faillite941; certains militants catholiques comprennent que, pour mieux lutter, les six syndicats chrétiens-sociaux existants942 doivent s'unir, se coordonner et former des élites aptes à défendre leurs revendications943, afin de ne pas laisser à la gauche l'exclusivité de la solution ouvrière. En juin 1923, ils fondent la Fédération genevoise des syndicats chrétiens944 pour ‘"tracer une ligne de conduite commune en ce qui concerne les problèmes professionnels et la politique sociale945"’, et proposer des mesures législatives. Si le but premier reste l'éducation morale et professionnelle des membres, une orientation nouvelle est introduite; celle de sensibiliser les ouvriers à la dimension politique et à la cause du parti indépendant946; cette direction trouvera des alliés précieux : Leyvraz et son journal.

Avant l'élection du Grand Conseil de novembre 1923, Leyvraz mesure la température du catholicisme politique genevois, lors d'une réunion de ce parti. Une "vieille garde" - restée branchée sur cette époque qui avait pour noms Jean-François Vuarin, Kulturkampf et Union des Campagnes - s'efforce de ‘"maintenir l'élan des lutteurs d'autrefois947"’. Leyvraz en est atterré; à ses yeux, il est évident que ‘"le parti ne [pourra] bien longtemps vivre seulement sur son ancien fonds948"’ et qu'il doit réadapter son programme. ‘"Certes les forces antichrétiennes demeurent trop actives, trop menaçantes pour que la sentinelle soit superflue. Mais un parti ne peut se borner à monter la garde. Il faut qu'il se montre conquérant (...)949."’ Heureusement, lors de cette assemblée, la voix des jeunes se fait entendre; jugeant les combats d'arrière-garde dépassés, ils veulent entraîner le Parti950 dans une attitude non plus défensive mais offensive. Parmi eux se trouvent les disciples de l'abbé Carry qui proclament ‘"que seule une ferme politique sociale chrétienne [peut] prendre efficacement le relais de l'ancienne politique de défense, issue du Kulturkampf 951"’. Leyvraz, rassuré, se sent immédiatement en accord avec cette tendance. Mais malgré les efforts déployés durant la campagne électorale, le Parti perd deux sièges, n'en conserve que dix et se retrouve à la traîne952.

Notes
937.

"Echos du Premier mai". Courrier de Genève, 3 mai 1923.

938.

"Pour la Fête du travail, Syndicalisme chrétien et lutte de classes". Courrier de Genève, 23 mai 1923.

939.

"Complices", article non signé, paru dans le Droit du Peuple, le 3 juin 1920 : "Prononcez vous franchement, M. l'abbé. Se prétendre défenseur du prolétariat en voulant conserver le régime qui le crée, c'est une tromperie à moins que ce ne soit la marque d'une confusion complète."

940.

"La mort de l'abbé Savoy". Liberté syndicale, 26 janvier 1940.

941.

L'Etat a alors une dette consolidée de 125 millions de francs auprès des grandes banques qui conditionnent l'octroi de prêts à l'adoption d'un plan de redressement, ainsi qu'une dette flottante de 50 millions. Suite à l'adoption de mesures draconiennes, la crise se résorbera dès 1924. Le parti démocrate, majoritaire au gouvernement, perdra l'appui des milieux financiers et patronaux; des dissensions internes amèneront un groupe dissident de son aile droite à se détacher et à fonder un nouveau parti bourgeois, "l'Union de défense économique", dont l'absence de programme politique à long terme provoquera bientôt le besoin de fusionner avec un parti d'extrême-droite.

942.

Employés de commerce et de bureau; Personnel fédéral; Employés de l'administration; Cor-poration des Travailleurs de la terre; Employées de commerce et de bureau; Ouvrières de l'aiguille.

943.

Malgré ses efforts et en dépit des buts assignés, l'Office chrétien-social n'était pas parvenu à créer un lien entre les groupements professionnels existants.

944.

Son Comité est formé des présidents des divers syndicats, des deux secrétaires de l'Office chrétien-social et d'un délégué du secrétariat social romand. Alors que les divers historiens font remonter la création de la Fédération des syndicats chrétiens à l'année 1923, celle-ci fête son 25e anniversaire en septembre 1946, année qui marque plutôt le 25e anniversaire de la fondation du premier syndicat chrétien-social genevois.

945.

Françoise EMMENEGGER. Le Mouvement chrétien-social à Genève de 1919 à 1936, op. cit., p. 30.

946.

Pour développer son programme social, la Fédération genevoise des syndicats chrétiens s'appuie particulièrement sur les thèses développées par l'Union de Fribourg.

947.

René LEYVRAZ. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 104.

948.

"A l'avant-garde". Courrier de Genève, 25 octobre 1927.

949.

Ibid.

950.

Pour permettre une simplification et éviter l'utilisation de sigles, chaque fois que nous parle-rons du parti indépendant, puis du parti indépendant chrétien-social, nous remplacerons ce terme par le simple substantif, le Parti, avec une majuscule.

951.

René LEYVRAZ. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 104.

952.

Les socialistes occupent le 1er rang (29 sièges), l'Union de défense économique fait une entrée triomphale (24); démocrates (14) et radicaux (23) s'effondrent; jusque-là, ils avaient près de 80 % des suffrages, les voilà minoritaires au parlement. Mais, au gouvernement, les résultats sont autres; suite à une alliance, appelée Action conjuguée des radicaux et des socialistes, le Conseil d'Etat élu est formé de 3 radicaux, 2 socialistes et 2 représentants de la droite.