Grâce aux efforts conjugués d'Antoine Pugin, président, et d'Henri Berra (*), secrétaire de la Fédération genevoise des syndicats chrétiens, avec le Courrier de Genève, le Mouvement chrétien-social étend son influence. Certes, sur cent cinq métiers recensés à Genève, seuls vingt-et-un sont déjà organisés, mais la conquête avance avec une rapidité étonnante979. Pourtant, cette étroite collaboration ne plaît pas à tout le monde. Les tenants de la vieille politique du Parti prennent ombrage de la force grandissante des chrétiens-sociaux auxquels le journal accorde bien plus de place dans ses colonnes qu'aux élections prochaines; ils s'en plaignent à Mgr Petite, qui les soutient, et qui répercute leurs doléances dans une lettre adressée le 26 octobre 1925 au nouveau directeur du Courrier de Genève, l'abbé Joseph Roux. En outre, toujours soucieux de la survie du quotidien, le vicaire général s'en prend à tout le personnel du journal qui n'a donné ‘"qu'un compte rendu ridiculement incomplet des élections [nationales]980"’, et déclare qu'il manque "une main ferme981" à la direction. ‘"Un numéro comme celui d'aujourd'hui fait plus de tort au journal et à notre cause qu'on ne le pense, il annihile les efforts de nos dévoués propagandistes982."’ Bref, le vicaire général demande à Roux de prendre des sanctions et de lui adresser un rapport.
Le lendemain, nouvelle explosion de colère de Petite : ‘"C'est décidément une gageure ? Pas un mot dans le Courrier d'aujourd'hui sur le résultat des élections en Suisse ! Les catholiques sont obligés pour être renseignés d'acheter les autres journaux. Et on agit ainsi au moment où va reprendre la campagne pour les abonnements ! Belle préparation du terrain. (...) Je ne puis admettre ces faits, il faut un changement radical dans la manière d'agir du personnel qui en prend à son aise. Il faut lui faire comprendre qu'il y va de l'existence du journal et par conséquent de leur (sic) gagne pain. Si on doit continuer dans cette voie de régression déplorable je suis résolu à ne pas m'épuiser plus longtemps à chercher des ressources et je fermerai la maison."’ Relevant qu'un fléchissement se produit depuis plusieurs mois, Mgr Petite termine en déclarant que ‘"le scandale d'aujourd'hui n'est que la manifestation éclatante de la négligence qui s'est introduite dans la maison. Il est plus que temps d'y mettre fin983".’
Le vif échange de lettres entre le vicaire général et le nouveau directeur du journal dénote une incompréhension réciproque. Excédé par le ton et les accusations qui ont vraisemblablement continué de pleuvoir, l'abbé Roux réplique; dans une très longue lettre984, réfutant l'accusation "d'insouciance sereine" élevée contre le personnel du journal, il donne une foule d'exemples démontrant qu'avec seulement six pages et trop peu d'employés, on ne peut prétendre donner toutes les informations attendues par certains (comptes rendus des séances du Grand Conseil, critiques théâtrales, nouvelles, cours de la Bourse, résultats des loteries paroissiales), ni toutes les contrôler. L'abbé Roux reprend une phrase, certainement exprimée oralement et qui suscitera de multiples discussions, selon laquelle ‘"Le Courrier doit être le journal de tous les catholiques"’ et qu'il commente ainsi : ‘"(..) il est impossible de satisfaire tous les goûts; nous faisons tous pour le mieux et toutes les récriminations par ceux qui ne connaissent pas les difficultés matérielles que nous rencontrons tous les jours, ne sont pas faites pour encourager le personnel qui met toute sa bonne volonté pour que le journal marche bien"’. Submergés d'heures supplémentaires (le journal sort sept jours sur sept), certains employés sont contraints de reporter leurs vacances. Roux signale en outre que le matériel usé, le manque de temps et de personnel qualifié créent une situation intolérable pour Leyvraz qui, surmené, ‘"fatigué par toutes ces récriminations (il ne tient qu'à un fil au point de vue santé)"’, parle de quitter le journal, tant il "en a assez de toutes ces critiques injustifiées"; l'abbé estime donc impératif de donner à Leyvraz un auxiliaire qualifié "surtout pour les questions locales985". Derrière cette dernière phrase et certaines lignes de Mgr Petite transparaît le noeud du problème : il existe une dissension entre les deux tendances antagonistes présentes dans le journal, le Mouvement chrétien-social, d'une part, et J.-E. Gottret, vieil indépendant qui porte la double casquette de président du Parti et de fournisseur d'articles de politique cantonale et fédérale au Courrier de Genève, d'autre part. Les responsables du quotidien se trouvent dès lors dans une position délicate; ils ont compris qu' ‘"attaquer M. Gottret, c'était attaquer le parti indépendant986"’; le sujet est devenu tabou et on ne peut plus l'aborder.
Nous l'avons vu, cette situation se répercute donc sur les relations entre le vicaire général et le Courrier de Genève. Lorsqu'il rappelle que ce quotidien doit être le journal de tous les catholiques, Eugène Petite semble surtout penser aux anciens du Parti. Or, si les indépendants constituent un élément essentiel à la survie du journal, ils ne représentent cependant pas la seule sphère du catholicisme genevois; outre les chrétiens-sociaux, il y a aussi les fidèles engagés dans des oeuvres diverses et ceux qui se retrouvent autour d'une vie intellectuelle très animée, grâce à l'apport de conférenciers de choix987, invités principalement par l'abbé Journet. Le Courrier de Genève tente de répondre au mieux à la cible politique, religieuse et littéraire qu'il s'est fixée, l'élargissant même au domaine de l'art sacré988; il ouvre fréquemment ses colonnes aux réflexions philosophiques et théologiques de Charles Journet989, et aux comptes rendus que celui-ci donne de diverses études ou conférences tenues à Genève. Un autre élément est à retenir dans les tensions qui existent entre le journal et le vicaire général : le rôle de rédacteur en chef, confié à Leyvraz, semble impliquer que ce journaliste soit concerné par les critiques formulées contre le personnel.
En décembre 1925, le mouvement regroupe 7 Cercles paroissiaux, l'Union des Travailleuses et celle des patrons catholiques, 2 groupes d'études, la Corporation des Travailleurs de la Terre, 5 syndicats et 30 sections de caisses-maladie; en outre, pour compléter l'action poursuivie par le Courrier de Genève, le Cartel édite cette année son 1er Almanach chrétien-social genevois.
En automne 1925, à l'occasion de ces élections, une entente genevoise s'était constituée entre le parti indépendant et la droite (parti démocrate et Union de défense économique), alliance qui allait d'ailleurs se révéler peu bénéfique pour le parti catholique.
Lettre de Mgr Eugène PETITE à M. Chaffard (vraisemblablement responsable d'une Com-mission relative au Courrier de Genève), 26 octobre 1925. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.
Lettre de Mgr Eugène PETITE à l'abbé Joseph Roux, Directeur du Courrier de Genève, 27 octobre 1925. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III, Bn.
Lettre de Mgr Eugène PETITE à l'abbé Joseph Roux, 27 octobre 1925, op. cit.
Lettre de l'abbé Joseph ROUX à Mgr Eugène Petite, 17 décembre 1925. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.
Ibid.
Lettre de l'abbé Joseph ROUX à Mgr Eugène Petite, 17 décembre 1925. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.
Par ex., en 1923 : Ghéon : "l'Art et la Foi"; Jacques Rivière : Freud et Proust ("Quelques progrès dans l'étude du coeur humain"); Maritain (qui fera alors la connaissance des abbés François Charrière et Maurice Zundel) : "Le thomisme et la philosophie contemporaine"; "Saint Thomas, apôtre des Temps Modernes". 1924 : Ghéon : "L'Art dramatique ancien et moderne". 1925 : Maritain : "Sagesse naturelle et Sagesse mystique"; Henri Massis : "La Défense de l'Occident"; Paul Claudel : "Feuilles de saints". 1926 : René Benjamin : "Alphonse et Léon Daudet". 1927 : Maurice Denis : "L'Esprit franciscain dans l'Art". 1928 : Maritain : "L'unité de la civilisation chrétienne et Thomas d'Aquin", en présence des milieux internationaux catholiques. Le Père Bessières, s.j. : "Les martyrs du Mexique". 1929 : Pierre Termier : "La Terre, la Vie et l'homme". Toujours sur la vie intellectuelle à Genève, il faut noter qu'en novembre 1922, Journet crée un petit groupe d'études thomistes, semblable à ceux qui existent à Meudon, chez Maritain.
En lisant Charles JOURNET - Jacques MARITAIN. Correspondance, volumes I et II, op. cit., on voit que ce sujet est fortement controversé; l'irruption de certains courants modernes étant considérés comme excessifs et condamnés par les autorités de l'Eglise.
Le 10 novembre 1920, dans la première lettre qu'il adresse à Charles Journet, Jacques MARITAIN le remercie d'avoir consacré un article dans le Courrier de Genève à son Introduction. (Charles JOURNET - Jacques MARITAIN. Correspondance, volume I, 1920-1929, op. cit., p. 37). Au début de son ministère, l'abbé Journet a logé à la cure du Sacré-Coeur avec les abbés Mordasini et Roux; c'est certainement grâce à cette proximité que les directeurs du journal ont été amenés à lui demander de leur fournir des articles ou ont accepté l'offre que celui-ci aurait pu leur faire.