V. L'ÉMERGENCE DE LA CORPORATION

1. LE CORPORATISME, FER DE LANCE DE L'ÉDITORIALISTE

L'année 1926 marque un tournant dans la vie économique suisse, qui surmonte enfin la dépression enclenchée après la guerre. S'installe dès lors une ère de prospérité. Mais malgré les appels de Leyvraz pour instaurer le corporatisme, et bien qu'elle soit en germe dans les programmes du parti indépendant, des syndicats et des chrétiens-sociaux, cette tendance n'a pas percé jusque-là à Genève, excepté chez les travailleurs de la terre. Dès son arrivée, le journaliste a présenté cette doctrine, d'abord en s'appuyant sur les Etats généraux imaginés par Georges Valois, puis en l'ancrant sur Rerum Novarum 994. Le journaliste cite également l'ouvrage du marquis de la Tour du Pin (*), Vers un ordre social chrétien, tout en recommandant plutôt la lecture d'un livre qu'il juge plus accessible et plus bref, celui du comte de Briey, L'Epreuve du feu. Dans les sources de l'éditorialiste se retrouve encore particulièrement la pensée de l'abbé Savoy dont les thèses, développées en 1919 dans sa brochure Les tâches actuelles de la démocratie chrétienne en Suisse 995, renfermaient déjà une orientation corporatiste. Enfin, à partir de 1929, Leyvraz évoquera le "Code de Malines" et citera surtout, à de multiples reprises, le livre de Valois, Le Père.

Dans l'esprit du rédacteur, le corporatisme doit être appliqué de manière très large. Au début de 1926996, un malaise dans la politique genevoise l'a poussé à appeler les élites de la plupart des partis à se concerter ‘"pour provoquer une refonte, une réadaptation des programmes, liquider les questions périmées, concentrer les efforts vers l'étude approfondie et réaliste des seuls problèmes que pose la gestion probe et rapide des affaires cantonales997"’; Leyvraz considère que ce système devrait mettre un terme à la faillite de cette démocratie parlementaire devenue viciée, "abâtardie", "dégénérée", et démagogique, qui repose maintenant sur un régime d'opinions. Le journaliste plaide pour un retour à une vraie démocratie, soit un ‘"gouvernement du peuple par lui-même, c'est-à-dire gestion de la collectivité par les mandataires autorisés et compétents de ces intérêts [dont la] représentation (...) ne peut se concevoir que si une vie corporative saine se développe dans toutes les professions, tant libérales que manuelles998"’; et ce, de manière coordonnée et organisée, en en respectant ‘"l'aire et les limites (...) dans le cadre de l'intérêt général999"’. Il s'agit donc de mettre fin à une situation chaotique, en remplaçant la représentation des intérêts d'opinions par celle des intérêts spirituels et matériels, grâce à un programme qui s'attaquerait aux racines du mal. Craignant la dictature et rappelant qu'un tel régime ne peut être qu' ‘"un couloir qui doit mener à un régime normal1000"’, Leyvraz voit, dans la corporation, le triomphe de la démocratie sociale, régime qui ‘"sauverait de la confusion politique beaucoup mieux qu'aucun dictateur ne pourrait le faire1001"’. Oui, le corporatisme est bien le seul système que Leyvraz pense pouvoir opposer au bolchevisme qui envahit la société moderne, repliée comme un ‘"névrosé à qui la moindre tentation coupe le souffle1002"’. L'éditorialiste dresse une liste de méfaits fréquemment évoqués : ‘"La famille désaxée, la profession écartelée par la lutte de classe, le relâchement des moeurs, le snobisme trépidant, la neurasthénie, les suicides ... Voilà le mal. Crise d'autorité, de coordination, de collaboration qui trahit un désaccord profond sur les vérités vitales1003."’ Prenant exemple sur le fascisme, Leyvraz insiste sur l' ‘"inéluctable nécessité [d'un double front politique et social]. Vouloir résoudre la question sociale sans tenir compte du facteur politique, c'est se vouer à l'échec. Restaurer l'autorité sans se préoccuper de la question sociale, c'est courir à la catastrophe1004"’. Dès lors, le système corporatif permettra de ‘"parer avec succès à l'invasion révolutionnaire [grâce à une défense d'intérêts] ajustés, conciliés dans les limites d'une législation adéquate, sous le contrôle d'un gouvernement fort, par la délibération des éléments ouvriers, techniques et patronaux1005".’

Notes
994.

Il convient de noter que si Leyvraz mentionne très souvent l'encyclique, il n'en cite pourtant jamais des extraits. Est-ce parce qu'il considère, comme il l'avait déclaré, que le langage de ce document est un peu difficile à comprendre ?

995.

Cet écrit sera durant plusieurs années l'ouvrage de référence du mouvement chrétien-social suisse.

996.

C'est durant cette année que l'abbé Savoy a fondé le Mouvement corporatif suisse. Dès 1927, le Cartel suisse des mouvements chrétiens-sociaux luttera pour que figure dans la législation fédérale l'organisation de la profession sur la base d'un contrat collectif obligatoire dans tous les métiers, ce qui permettrait d'appliquer une idée que Savoy soutiendra avec ardeur, celle du syndicat libre dans la profession organisée.

997.

"Le malaise politique". Courrier de Genève, 12 janvier 1926.

998.

"Le malaise politique", 12 janvier 1926, op. cit.

999.

Ibid.

1000.

Ibid.

1001.

Ibid.

1002.

"Collaboration des classes". Courrier de Genève, 15 avril 1926.

1003.

Ibid.

1004.

Ibid.

1005.

Ibid.