3. LES SYNDICATS CHRÉTIENS ATTIRÉS PAR LE CORPORATISME

A leur tour, deux mois plus tard, les syndicats chrétiens s'engagent aussi dans une mouvance corporatiste en déclarant : ‘"Le syndicat est une étape vers la corporation. Nos syndicats ont pour but de créer une masse ouvrière de militants qui veulent la reconstruction des métiers sur des bases chrétiennes et naturelles1010"’. Conquis par les nouvelles orientations du Parti et de la Fédération, Leyvraz - appuyé par Mgr Petite et une grande partie du clergé - va entraîner le Courrier de Genève dans cette ligne, ‘"avec une fougue non toujours dépourvue de candeur et de témérité1011".’

Soucieux de diffuser au maximum la corporation (ne faut-il pas s'unir contre les syndicats rouges qui orientent leurs activités sous le signe du collectivisme ?), Leyvraz tente de rallier ceux qui, par leur inertie, ont fait la force du socialisme et qui sont hostiles au marxisme; il pense nécessaire que la réaction ordonnée du catholicisme s'étende à des cercles nouveaux. Lui qui, à son arrivée, voyait dans la seule Eglise catholique la réponse au désordre, élargit maintenant son regard; s'inspirant peut-être de Valois, il estime que le parti indépendant et chrétien-social, les syndicats chrétiens et même le catholicisme n'ont pas le monopole du corporatisme : Un ‘"mouvement corporatif hors des milieux catholiques1012"’ doit voir le jour pour rassembler patrons et ouvriers. ‘"Le corporatisme n'est pas une doctrine confessionnelle, quoi qu'il puisse gagner au concours de l'esprit chrétien. (....) Il faut susciter, dans l'Union syndicale, un courant doctrinal capable de soustraire à l'influence des politiciens d'extrême-gauche un nombre croissant de travailleurs, qui, dirigés par des chefs résolus, puissent opposer partout aux solutions étatistes ou collectivistes des solutions strictement corporatives1013."’ Le libéralisme, qui a donné naissance à la lutte de classes en empêchant la réorganisation des métiers, doit être extirpé de la vie économique et sociale et les libéraux doivent "descendre de leur tour1014". L'invitation et la conclusion sont claires : ‘"Hommes de droite, c'est-à-dire vous tous qui tenez le marxisme pour un fléau, une oeuvre sociale vous attend. Allez-vous l'éluder ? - Syndiqués minoritaires, une doctrine est là pour organiser vos efforts et guider votre action. Persisterez-vous à l'ignorer1015 ?"’ Persuadé de la nécessité d'une représentation des métiers à tous les échelons, Leyvraz a abandonné ses critiques unilatérales contre la droite, afin de gagner le patronat à la cause qu'il défend. Une fois encore, son appel est entendu, entre autres par Julien Lescaze (*), d'origine protestante et membre fondateur du parti de l'Union de défense économique, qui a trouvé une ligne de conduite dans Rerum Novarum; cet homme devient un ardent défenseur du corporatisme dans son parti qui adoptera bientôt un programme proche de celui des chrétiens-sociaux. En outre, l'Union sociale des patrons catholiques ouvre enfin ses portes à d'autres confessions; un protestant, Pierre Regard, sera le premier à répondre à l'invitation et mettra beaucoup d'énergie à propager le corporatisme dans les milieux patronaux. Ces militants réformés joueront un rôle prépondérant au sein de la Fédération genevoise des Corporations.

Toujours convaincu de la force de la propagande, Leyvraz insiste maintenant pour que soient créés des Centres de ralliement et des Cercles d'études; il rappelle la nécessité d'éditer tracts et brochures et, ‘"au besoin, un journal purement corporatif. Le tout sans préoccupation confessionnelle ou politique, les syndicats chrétiens gardant, bien entendu, leur vie et leurs activités propres1016"’. Au printemps 1927, soit un an après ce plaidoyer, le premier numéro des Cahiers de la Corporation qui rassemblent des articles émanant de plusieurs cantons romands, de milieux politiques (socialistes exceptés) et confessionnels divers, paraît à Fribourg; cette publication permet ainsi de créer un lien idéologique qui s'approfondira au cours des ans, et de servir de ‘"contre-poison aux brochures [et] tracts socialistes et communistes [qui] inondent le pays1017"’. En automne 1927, le Conseil national adopte un postulat présenté par le Dr Bolle, de La Chaux-de-Fonds, demandant au Conseil fédéral d'étudier le problème de la liberté syndicale et du statut légal de l'organisation professionnelle; Leyvraz s'en réjouit vivement.

Puis, peu à peu, l'idée de la corporation s'étendra dans le canton de Genève. Le 12 juillet 1928, le Genevois, organe du parti radical, publiera un article dans lequel il se dit favorable à une organisation corporative, tout en lui préférant cependant le terme de "communauté professionnelle".

Notes
1010.

Page du Mouvement chrétien-social. Courrier de Genève, 4 juin 1926. Cité par Françoise EMMENEGGER. Le mouvement chrétien-social à Genève de 1919 à 1936, op. cit. p. 44.

1011.

René LEYVRAZ. Courrier, Cent ans d'histoire, op. cit., p. 105.

1012.

"D'où partira le signal ?". Courrier de Genève, 29 juin 1926.

1013.

"Pour la Corporation". Courrier de Genève, 5 octobre 1926.

1014.

"Réflexions sur le néant du libéralisme". Courrier de Genève, 15 juin 1926.

1015.

"Réflexions sur le néant du libéralisme", 15 juin 1926, op. cit.

1016.

"Pour la Corporation", 5 octobre 1926, op. cit.

1017.

"Nouvelle équipe". Courrier de Genève, 30 novembre 1927.