Mais le passage de Leyvraz du Droit du Peuple au Courrier de Genève ne met pas fin à tous les problèmes. Un rédacteur en chef n'est-il pas, de par sa fonction, une cible dressée ‘"au centre géométrique de toutes les exigences, de toutes les plaintes et de tous les conflits1028"’ ? Dès son arrivée au journal, Leyvraz n'échappe pas à ces tensions; à plusieurs reprises, il écrit à Mgr Petite pour soulever un problème qui ne se résoudra jamais, celui des compétences dévolues à chaque membre du personnel1029; le rédacteur estime, en effet, que le chef de l'imprimerie, de par l'attitude et les prérogatives qu'il s'attribue, ‘"nuit à [son] autorité1030 : Je suis excédé de ces empiétements, et de voir mon travail discrédité auprès de mes subordonnés. (...) Je vous prie de bien vouloir considérer que si mon autorité rédactionnelle n'est pas entièrement sauvegardée en l'occurrence, je ne puis plus prendre vis-à-vis du Conseil d'administration la responsabilité de ce qui paraît dans le Courrier de Genève. Pardonnez-moi de vous entretenir de ces regrettables dissentiments. J'en suis très fâché, mais je ne tolérerai jamais d'équivoque dans ce domaine1031."’ Cette déclaration doit être retenue; Leyvraz ne tolérera en effet jamais d'équivoque dans ce domaine ...
La réponse du vicaire général veut situer le problème dans sa réalité, et ramener la paix : ‘"Je regrette beaucoup, comme vous, ces conflits entre personnes toutes animées des meilleures intentions et qui travaillent à cette grande cause de notre presse catholique1032"’; Petite déclare qu'une définition des tâches sera établie et que tout sera tenté pour que Leyvraz puisse ‘"accomplir sa mission en toute paix et satisfaction"’. La suite du texte montre cependant qu'une solution sera difficile à trouver. ‘"Il est bien évident que si nos moyens nous permettaient d'avoir à la rédaction du Courrier le personnel suffisant, le chef du service technique ne serait pas obligé de s'occuper aussi du journal et tout conflit serait plus facilement évité. Il faut que tout le monde tienne compte de cette situation spéciale et pénible (...)1033."’ Malheureusement, il semble qu'aucun cahier des charges ne sera établi puisque deux mois plus tard, Leyvraz réintervient pour une raison similaire. ‘"Le jour où j'aurais le sentiment qu'une sorte de sous-direction générale est confiée au chef de l'imprimerie - ce jour-là je me verrais forcé de quitter le Courrier. (...) Je reste donc dans une situation indécise et pénible1034."’ Nouvelle réclamation une semaine plus tard : ‘"Cette confusion de pouvoirs est véritablement inconcevable. Il n'y a pas une rédaction au monde où les choses se passent de la sorte1035."’ C'est donc bien la question de son pouvoir et de son autorité que le rédacteur en chef tient à clarifier.
Progressivement, lorsqu'il commencera à maîtriser son environnement, Leyvraz prendra confiance en lui et se décrispera. Jusque-là, en effet, de temps à autre, des doutes le traversaient; il souffrait ‘"de cette inquiétude, de cette insécurité1036 [qui transparaissaient dans son] besoin constant de se démontrer en attaquant l'adversaire1037"’; les multiples citations de ses sources journalistiques, le ton péremptoire de ses lettres au vicaire général pour asseoir sa fonction de rédacteur en chef reflètent aussi vraisemblablement les signes de ce malaise.
Claude MONNIER. "Rédacteur en chef, ça n'est pas un métier !" Tribune de Genève, 16 février 1998.
Il faut se souvenir que dans le rapport de la Commission budgétaire (datant vraisemblablement de 1920) tout le personnel devait dépendre d'un administrateur-général, poste qui ne semble pas exister en 1924-1925.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Eugène Petite, 29 mars 1924. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Eugène Petite, 4 avril 1924. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.
Lettre de Mgr Eugène PETITE à René Leyvraz, 8 avril 1924. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.
Ibid.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Eugène Petite, 10 février 1925. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.
Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Eugène Petite, 15 février 1925. Archives du Vicariat général, cote Courrier III Bn.
Les Chemins de la Montagne, op. cit., p. 217.
Ibid., p. 216.