3. LE CHOIX RÉSOLU DE LA DOCTRINE CATHOLIQUE

Au désordre qu'il dénonce, Leyvraz oppose toujours la force ordonnatrice du catholicisme qui, grâce à la bienfaisance de sa doctrine économique, morale, politique et sociale, pourra tirer le monde moderne du chaos dans lequel il s'est plongé en voulant s'émanciper de l'ordre chrétien. Pour faire échec à l'anarchie tant libérale que révolutionnaire, l'éditorialiste (certainement influencé par l'abbé Journet avec lequel il entretient alors les meilleures relations)1038 renvoie ses lecteurs à une double hiérarchie, naturelle et surnaturelle : Pour les chrétiens, ‘"l'unique principe de l'autorité, de la hiérarchie et de l'ordre, c'est l'Esprit-Saint tel qu'il s'exprime dans l'intégrale doctrine du Christ. [En conséquence,] tout pouvoir doit lui demander sa sanction. Celui qui s'en émancipe vit en dehors de l'Ordre1039"’. Leyvraz place donc toute autorité sous la dépendance divine; la ‘"hiérarchie naturelle doit être rigoureusement soumise au contrôle de la Hiérarchie surnaturelle qui nous domine tous. C'est d'En-Haut et non d'en-bas que nos lois doivent recevoir leurs principes"’. La soumission de l'humain au Divin place ainsi l'ordonnance de la société sous le signe d'une éthique. ‘"Les effets de l'inégalité naturelle seraient monstrueux s'il n'y était paré au moyen d'un ordre chrétien qui doit régir la société tout entière, depuis l'individu jusqu'à l'humanité en passant par la famille, la profession, l'école et la patrie."’ Et l'ordre que les chrétiens sont appelés à établir doit reposer sur une conviction : ‘"la terre n'appartient qu'à Dieu; [les hommes n'en sont] que les usufruitiers d'un jour1040".’

Lorsqu'il évoque la morale, Leyvraz ne vise pas que la sphère économique ou poli-tique. Comme il l'avait déjà montré dans La Voix des Jeunes et dans le Droit du Peuple, la question de la famille reste pour lui prioritaire; il l'empoigne souvent1041 pour accuser le communisme de détruire les foyers, pour s'élever avec virulence contre l'indiscipline des moeurs (pornographie, adultère, union libre, divorce, avortement, stérilisation). Son jugement est tranché : ‘"Entre un bourgeois qui se prétend patriote, mais qui divorce ou qui ne veut pas d'enfants, et un ouvrier qui se croit communiste et élève à grand'peine une nombreuse famille, notre choix est fait : le véritable bolchéviste, c'est le bourgeois. Il aura beau se poser en gendarme de l'Ordre et de la Propriété, il ne nous abusera pas. Car il choisit pour sa gouverne ceux des principes chrétiens qui ne le gênent pas, qui le défendent contre la révolution. Ce choix implique une cynique déformation de l'idéal chrétien1042."’ S'il faut craindre une révolution, c'est surtout celle qui ‘"s'insinue lentement dans nos moeurs, dans nos modes, dans notre littérature et dans nos spectacles. Du monde des idées elle passe à celui des sentiments qui conduisent aux actes. Il y a un demi-siècle, bien des gens avaient l'esprit faux et le coeur encore sain. Aujourd'hui, les esprits faux à la fois et les coeurs troublés sont en foule. (....) Ce temps, ravagé par l'erreur, voit pourtant resurgir avec force les vérités les plus méconnues au siècle dernier. De grands espoirs nous sont permis1043".’ D'où la nécessité de maintenir, envers et contre tout, ‘"les assises morales de notre civilisation chrétienne1044".’

Comme il le faisait déjà dans la Voix des Jeunes, Leyvraz utilise des citations bibliques pour étayer ses combats. Une évolution est toutefois indéniable; si les paroles du Christ gardent toute leur force humaine, le jeune converti leur donne maintenant aussi une dimension spirituelle. Lorsqu'il cite1045 ‘"Le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde 1046"’, c'est pour s'élever contre l'humanitarisme qui méconnaît cette vérité fondamentale, en faisant croire que le paradis pourra être instauré sur terre. Dans ce monde rempli d'un "sel insipide" auquel il faut rendre sa saveur1047, Leyvraz proteste contre cette dénaturation du christianisme qui voudrait que ‘"la raison d'être de la religion [soit] d'améliorer la demeure des hommes et de leur rendre le séjour terrestre meilleur"’. Or, poursuit l'éditorialiste, ‘"(...) le Christ est venu d'abord et avant tout pour racheter nos âmes1048, et c'est seulement quand nous partons à la recherche du Royaume de Dieu que le reste nous est donné par surcroît1049. Faire du reste l'essentiel, le confondre même avec le Royaume de Dieu, telle est la tactique du socialisme1050".’

Autre déplacement provoqué par sa conversion : sa vision du pauvre allie désormais engagement social et spirituel. ‘"Le pauvre, c'est le Christ ! Les pauvres sont de tous les hommes les plus proches du coeur de Dieu1051."’ En rappelant qu' ‘"il y aura toujours des pauvres parmi nous1052"’, l'éditorialiste veut montrer que personne, par conséquent, ‘"n'a le droit de vivre autrement que dans l'état de labeur et de pauvreté1053"’. Il insiste sur la responsabilité d'une ‘"société chrétienne [qui] ne peut se maintenir que si les riches vivent dans l'austérité. A ce prix seulement, ils forment une élite. (...) Le chrétien, c'est l'homme qui convoite la Pauvreté, et qui souffre de ne la pouvoir embrasser qu'imparfaitement, de ne pouvoir se dépouiller assez des biens et des vanités de ce monde. Celui qui convoite les richesses et s'y complaît n'est pas chrétien. C'est le chameau devant le trou de l'aiguille1054. Il ne passera pas."’ Le riche se doit de ‘"racheter intégralement, par ses services, le privilège qui lui est dévolu. Il faut constamment qu'il se détache de ses richesses, ne les tenant que comme un dépôt dont il est comptable, devant Dieu. Il faut qu'en vérité, en esprit 1055, il soit pauvre toute sa vie. A cette condition seule il assurera son salut1056"’. Car l' ‘"obligation chrétienne commence dès l'acquisition de la richesse. Pour celui qui s'est enrichi par des moyens vils, le devoir est clair : Restituer1057".’

En parlant des pauvres, Leyvraz ne vise pas que les nantis; il s'en prend aussi au ‘"socialisme, qui parle au nom des pauvres, hait la Pauvreté, convoite âprement les richesses1058"’. Or, il faut ‘"aller au peuple1059 [avec amour.] L'amour seul peut porter le monde vers le mieux. La justice sans l'amour est précaire1060"’. Le peuple nous enseigne : Aller à lui, ce n'est pas ‘"lui bourrer le crâne de demi-science ou de sociologie frelatée, [mais] c'est pratiquer la fraternité chrétienne, c'est empêcher que les inéluctables inégalités ne deviennent des ferments de guerre sociale1061".’

Leyvraz estime qu'être chrétien doit se marquer par une cohérence entre foi et engagement. Or, le Sur-Etat hégélien que certains rêvent d'instaurer n'est pas conforme à cet idéal. "Rendez à César ...1062 [signifie bien qu']il ne faut pas tout rendre à César. Il n'a pas le droit de tout prendre. Outre même les droits de Dieu et de son Eglise (...) il y a les droits de la personne humaine et des groupements sociaux1063. Aujourd'hui, le "grand duel de la Foi et de l'Athéisme, du Christ et de l'Antéchrist, est engagé". Ceux qui se proclament "neutres" devront choisir, ‘"devront connaître qu'il y a UNE VÉRITÉ, que leur foyer, que leur patrie en dépendent, et qu'il faut opter pour ou contre la Croix1064"’. Mais cette option n'est pas que spirituelle; elle doit déboucher sur un engagement : ‘"La mystique la plus saine, la plus salutaire, et véritablement la plus belle, ce n'est (...) pas celle qui se dérobe à l'épreuve."’ En affrontant l'action, cette mystique place la politique dans sa juste dimension en la subordonnant "nettement à des fins supérieures1065".

Quand il rappelle que Jésus "est venu pour apporter le glaive 1066", Leyvraz se place bien dans la perspective du Nazaréen qui divise les hommes. L'ancien militant socialiste qui voyait jadis dans son Christ une figure romantique et révolutionnaire affirme dès lors ‘qu'écarter’ ‘ "la divinité du Christ n'ajoute rien à son Humanité1067"’. Tout en maintenant la charité, les chrétiens ne doivent pas renoncer à lutter contre une paix qui se construirait sur l'abandon de "la plus haute vérité", sur le reniement de l'Absolu, la suppression de la divinité et de l'esprit surnaturel, parce que tout cela ‘"ramène le monde à un état voisin, non pas du paganisme, mais de la décadence païenne 1068"’. Leyvraz est maintenant parvenu à une synthèse. ‘"Le Christ est Dieu. Et néanmoins il nous est ami et frère. (...) C'est la conjonction en lui de la Divinité et de l'Humanité qui a produit notre Rédemption1069."’

Dans les années 1927-1928 se discerne dans ses éditos une certaine intériorité. Du livre Le nouveau Moyen Age de Berdiaeff (*) qu'il citera abondamment, Leyvraz retient l'importance de se recentrer sur Dieu par un retour à l'ascétisme chrétien; de retrouver la vraie dimension humaine dans laquelle l'homme fait ‘"non seulement l'expérience de ses forces, mais encore celle de son impuissance1070"’. Face à la fragilité humaine1071, le journaliste rappelle que seule ‘"la religion chrétienne authentique et complète, le catholicisme, peut porter remède1072"’. Il décrit à ses lecteurs une expérience qu'il connaît parce qu'il l'a traversée, celle de la détresse. ‘"Pour obtenir un durable apaisement, c'est au Christ qu'il faut ramener les désespérés, c'est au Christ et à son Eglise dont la maternelle fermeté conforte l'âme désemparée. (....) Quiconque prend la peine de réfléchir ne fût-ce qu'une heure s'avise bientôt que, dans ses douleurs et dans ses joies, la vie est toute peuplée de profonds mystères. Il est toujours possible de s'étourdir. Fasse Dieu que vous reveniez à vous-même (sic) avant les affres de l'agonie, alors que vos compagnons d'oubli vous auront abandonnés et que vous serez seuls et dépouillés en face de l'Eternité. Autour de vous, ceux qui souffrent et qui désespèrent n'ont que faire de votre optimisme bien nourri. Et à vous-mêmes il ne servira de rien quand la vraie souffrance viendra. C'est pourquoi, ceux qui véritablement veulent secourir leurs frères, ceux en qui l'égoïsme du siècle n'a pas tué le sens de la charité chrétienne, doivent aller à eux non pas avec de vains bavardages mais avec des paroles de vie surnaturelle, avec des réponses aux questions qui de tout temps ont tourmenté les hommes1073."’

Notes
1038.

Dans une lettre à Maritain, JOURNET déclare, en parlant de ses liens avec Leyvraz à cette époque : "(...) autrefois nous étions très en confiance ensemble". (Charles JOURNET - Jacques MARITAIN. Correspondance, op. cit., volume II, p. 504).

1039.

"Les deux Royaumes". Courrier de Genève, 24 novembre 1925.

1040.

Ibid.

1041.

Par exemple, durant l'année 1923, dans ses articles "La défense de la famille" (16 octobre), "Le communisme, le socialisme et la famille" (23 octobre), "L'indiscipline des moeurs" (13 novembre), "La résistance au divorce" (4 décembre).

1042.

"Moeurs de ce temps". Courrier de Genève, 28 juin 1927.

1043.

"L'insensible révolution". Courrier de Genève, 22 septembre 1927.

1044.

"Les tables de la loi". Courrier de Genève, 17 février 1927.

1045.

"Mysticisme humanitaire". Courrier de Genève, 29 septembre 1925.

1046.

"Ma royauté n'est pas de ce monde". Jn 18,36. Traduction oecuménique de la Bible (TOB). Paris : éd. Cerf, 1977. Nous utiliserons toujours la TOB pour les références bibliques.

1047.

"Vous êtes le sel de la terre : si le sel s'affadit, avec quoi lui rendra-t-on sa saveur ?" Mt 5,12.

1048.

"(...), le Fils de l'homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu". Lc 19,10.

1049.

"Cherchez d'abord le Royaume et la Justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît." Mt 6.33.

1050.

"Le sel de la terre". Courrier de Genève, 22 mars 1927.

1051.

"Le Parti indépendant et les riches". Courrier de Genève, 4 novembre 1927.

1052.

"Moeurs de ce temps", 28 juin 1927, op. cit.; et "Qu'est-ce que le socialisme religieux ?". Courrier de Genève, 8 décembre 1927. La citation, "Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous" est de Mt 26, 11. TOB, op. cit.

1053.

"Moeurs de ce temps", ibid.

1054.

"Je vous le répète, il est plus facile à un chameau de passer par un trou d'aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu." Mt 19, 24. Leyvraz cite cette phrase à plusieurs occasions dans le Courrier de Genève : dans cet article ("Moeurs de ce temps", ibid.), et encore dans : "Le rôle social des riches", 29 avril 1926; "La grande pénitence", 14 mars 1927; "Le Parti indépendant et les riches", 4 novembre 1927.

1055.

"Heureux les pauvres de coeur (litt. "en esprit") : le Royaume des cieux est à eux." Mt 5,3.

1056.

"Le Parti indépendant et les riches", 4 novembre 1927, op. cit.

1057.

"Le rôle social des riches". Courrier de Genève, 29 avril 1926.

1058.

"Moeurs de ce temps", 28 juin 1927, op. cit.

1059.

"Aller au peuple". Courrier de Genève, 19 mai 1929.

1060.

"Moeurs de ce temps", 28 juin 1927, op. cit.

1061.

"Aller au peuple", 19 mai 1929, op. cit.

1062.

"Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu." Mt 22,21.

1063.

"La magistrature au travail". Courrier de Genève, 19 juillet 1927. L'éditorialiste cite également la phrase concernant César dans un autre article, "Le christianisme révolutionnaire". Courrier de Genève, 25 janvier 1927.

1064.

"Les ennemis de la Croix". Courrier de Genève, 2 juin 1927.

1065.

"Mystique et politique, un exemple à méditer". Courrier de Genève, 25 décembre 1928.

1066.

"N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais bien le glaive." Mt 10,34. TOB, op. cit.

1067.

"Survivances païennes ?". Courrier de Genève, 6 septembre 1928.

1068.

Ibid.

1069.

Ibid.

1070.

"Un nouveau Moyen Age". Courrier de Genève, 24 février 1927.

1071.

Leyvraz semble particulièrement touché par le problème du suicide, alors très présent en Europe; il évoquera ce drame à plusieurs reprises.

1072.

"Suicides". Courrier de Genève, 22 novembre 1927.

1073.

"Suicides", 22 novembre 1927, op. cit.