a) Le radicalisme

Les attaques du rédacteur se déroulent souvent sur fond de joutes oratoires avec Malche1083, éditorialiste du Genevois 1084. L'encre utilisée par Leyvraz est mêlée de vitriol. ‘"Il nous faut bien (...) revenir à notre vieil ami M. Albert Malche (....) [dont les] phrases sont toujours à triple ou quadruple détente, et pour un esprit simple comme le nôtre c'est un exercice bien fatigant que de se mouvoir parmi toutes ces subtilités1085."’ Leyvraz reproche à son adversaire son côté "homme de salon tranquille". Quand la dictature du prolétariat débarquera à Genève, ‘"M. Malche restera dans ses appartements. Il ne viendra au secours ni de l'extrémisme de droite ni de l'extrémisme de gauche. Car c'est un homme comme il faut, qui fait de la politique de salon. Il ne descendra dans la rue qu'une fois l'affaire terminée, afin de savoir en l'honneur de qui il faut pavoiser. - Le drapeau rouge, Monsieur, ou bien le drapeau fédéral ? ...1086"’ ?

Le rédacteur en chef du Courrier de Genève, ce paysan montagnard descendu de ses Alpes vaudoises, n'est pas un journaliste venant de l'aristocratie genevoise; on le lui fait sentir1087 et lui-même fournit des armes à ses jouteurs lorsque le récit de sa conversion, Les Chemins de la Montagne, est publié dès 1926 dans la revue Nova et Vetera 1088, fondée par les abbés Charles Journet et François Charrière (*). L'éditorialiste du Genevois l'ayant traité de journaliste qui "quitte la veste1089" pour écrire ses articles, Leyvraz réplique : ‘"M. Albert Malche, lui, écrit en smoking, avec des manchettes immaculées. Certes, ce n'est pas lui qui tomberait dans l'invective. C'est un homme suave, éclairé, pondéré. Chacun le sait. Je ne tolérerai point qu'on en doute. Et j'affirme que c'est par pure aménité qu'il me jette, dans son dernier article, ces quelques fleurs : furieux, fielleux, censeur, sectaire, moine ligueur, derviche tourneur, buveur de sang d'hérétiques, fanatique de profession, sbire de la Sainte Hermandad1090, homme déchaîné qui veut la guerre confessionnelle, missionnaire propre à dégoûter les honnêtes gens (...)1091."’ Mais plein de sollicitude envers son détracteur, Leyvraz poursuit : ‘"Mon cher confrère, prenez d'abord un grand verre d'eau fraîche, et respirez fortement. A votre âge, il ne faut pas se mettre dans un état pareil. (...) Je n'hésite pas à votre endroit, comme vous le croyez, entre le pal et la roue. J'écarte même le supplice du ricin, car il n'y a pas de chemise noire1092 sous ma veste. Quand je serai dictateur - ce qui ne saurait tarder - je vous ferai vivement administrer un cachet de bromure1093. Et une douche peut-être. Ne tremblez pas ainsi : ce ne sera pas une douche glacée. (...) Une douche tiède, M. Malche, une douche tiède, car je sais que vous aimez en tout les choses moyennes, tempérées, supportables ...1094."’ Jamais Leyvraz ne renie ses racines; au contraire, il les revendique bien haut : ‘"(....) je ne suis pas un journaliste correct. Chacun sait cela. Mes armes ne sont pas des fleurs de rhétorique, ce sont des massues. (...) Il est malheureusement certain que je ne serai jamais un journaliste "comme il faut". Je ne connaîtrai jamais ces fins usages de la presse, dont M. Malche a le secret. (....) Il met sa colère dans de beaux flacons soigneusement étiquetés. Les journalistes corrects ont coutume de s'entendre par dessus le public : "Mais comment donc, mon cher confrère ! Absolument ! Bien entendu. Naturellement. Cela va de soi. Vous connaissez les exigences du métier ..." Et l'on se quitte la bouche en coeur1095"’. Et tout content de faire un clin d'oeil à ses origines paysannes, Leyvraz continue : ‘"On reconnaît ici que je manque d'usages. A ce signe, on voit bien que je n'ai pas toujours tenu la plume. Que j'ai d'abord manié la faux, le fossoir, la fourche et le râteau, que j'ai trait les vaches, pansé les chevaux, voire charrié le fumier. Oui. On voit bien que tout un village me tutoie. Que je suis en quelque sorte un vilain. Je ne serai jamais le "galant adversaire" dont rêve M. Malche. Puisqu'enfin je dégoûte les honnêtes gens. Il faut donc que je m'y résigne. Bien des fois encore, mon voisin de droite ou de gauche me poussera du coude en me disant : "Cela ne se fait pas". Et je ne comprendrai pas. Je continuerai. Ce qu'il y a de plus fort, ce qu'il y a de plus scandaleux, c'est que je m'en vais continuer aujourd'hui même ...1096."’

Depuis 1892, lors de chaque élection cantonale, radicaux et socialistes font alliance, cousinage qui irrite notre éditorialiste. Le regard sans complaisance qu'il portait durant son adolescence sur le radicalisme n'a pas changé. Il reproche maintenant à ce parti son incapacité à suivre une doctrine bien définie et à mesurer la menace bolchevique. Cette agaçante complicité entre radicaux et socialistes1097 pousse Leyvraz à jouer les diseuses de mauvaise aventure : ‘"L'heure n'est plus aux mariages d'amour. Aux conjugales risettes de l'action conjuguée doit succéder le bris sonore de la vaisselle sur la tête du conjoint radical, en attendant d'autres sanctions plus énergiques encore1098."’ Le rédacteur rit de ce ‘"parti-caméléon, [se prétendant confessionnellement neutre], pépinière de francs-maçons, formé d'une bourgeoisie anticléricale, [vivant] d'emprunts faits à droite et à gauche1099"’ et qui ne possède rien d'autre qu'une tactique électorale. Leyvraz utilise les mots les plus acérés pour qualifier les radicaux : ‘"endormeurs, invertébrés, conservateurs d'un régime périmé, fourriers permanents de la révolution"’, politiciens ne visant qu'à "entrer dans la place" et à y entraîner les petits "copains1100". C'est tout le passé de l'ancien Normalien qui rejaillit lorsque celui-ci signale que, faute de doctrine sociale, le radicalisme ‘"s'est armé de démagogie, d'humanitarisme, de "libre-pensée" - voire de "science" - bref tout le vieux stock des loges complété par quelques oripeaux rouges1101".’

Notes
1083.

Albert Malche, directeur du journal radical le Genevois, est alors un membre influent qui joue un rôle de premier plan dans la politique radicale.

1084.

Créé le 4 février 1875 sous le titre Le Petit Genevois, cet hebdomadaire paraîtra quotidiennement entre 1925 et 1927.

1085.

"L'histoire telle qu'on la fabrique". Courrier de Genève, 18 novembre 1926.

1086.

Ibid.

1087.

Les nombreux Confédérés (dont par exemple Leyvraz, Berra, Nicole) venus à Genève après la guerre étaient considérés par les Genevois comme des "étrangers".

1088.

La revue Nova et Vetera qui paraît dès 1926, publie, en première, Les Chemins de la Montagne. Pour bien coller au style de la revue, la conversion de René Leyvraz y est présentée comme "l'itinéraire d'un intellectuel", ce qui ne nous semble pas exact. La conversion de Leyvraz est plus à voir comme celle d'un homme amené au catholicisme par une quête à la fois sociale et mystique. Après la parution dans Nova et Vetera, Journet demande à Maritain si Les Chemins de la Montagne pourraient être publiés dans la collection Le Roseau d'Or qu'il dirige; celui-ci répond : "Leyvraz ? Je ne crois pas que ça aille pour le Roseau. Mais on pourrait penser à d'autres éditeurs." (Charles JOURNET - Jacques MARITAIN. Correspondance, op. cit., lettre du 20 mars 1928, volume I, p. 545). Finalement, le livre sera publié la même année chez Bloud et Gay (Paris : éd. Ars et Fides) et donnera lieu à quelques recensions en Suisse romande.

1089.

Cité par Leyvraz dans son article "Une révélation littéraire, M. Malche, auteur gai", 1er juillet 1926, op. cit.

1090.

La Sainte Hermandad était une fraternité espagnole créée au XIIIe siècle pour maintenir la paix publique et poursuivre les malfaiteurs !

1091.

"Une révélation littéraire, M. Malche, auteur gai", 1er juillet 1926, op. cit.

1092.

Leyvraz oublie peut-être qu'en septembre 1923, le Conseil fédéral avait interdit le port des chemises noires et admis seulement celui de l'insigne fasciste ...

1093.

Le Larousse encyclopédique. Paris : éd. France Loisirs, librairie Larousse, 1978, signale que les bromures s'utilisent en thérapie comme sédatif contre la coqueluche, antiépileptique, antispasmodique et anesthésique ...

1094.

"Une révélation littéraire, M. Malche, auteur gai", 1er juillet 1926, op. cit.

1095.

"Une bataille de confettis". Courrier de Genève, 22 juillet 1926.

1096.

"Une bataille de confettis", 22 juillet 1926, op. cit.

1097.

Le succès du Cartel des gauches en France, en mai 1924, consolide la critique de Leyvraz. A Genève, l'entente entre ces deux partis s'éteindra en 1927.

1098.

"Antibolchévisme". Courrier de Genève, 20 mai 1926.

1099.

"Les endormeurs". Courrier de Genève, 15 septembre 1925.

1100.

Ibid.

1101.

Ibid.