f) La germanolâtrie

Entre 1926 et 1928, Leyvraz reçoit à son domicile ou au Courrier des lettres insultantes signées de noms étrangers (E. Léonnec, Ludwig von Frankenstein, Eduardo Alvenazar ...), émanant d'une même personne qu'il finit par dénoncer nommément dans un édito intitulé "Au pilori"1129. L'homme qui s'appelle en réalité Albert Gigon, est un "ancien avocat du ressort de la Cour de Berne"; il est rangé par l'éditorialiste dans la catégorie ‘"de ces catholiques marrons et obstinément anonymes que l'organe socialiste exhibe périodiquement"’. En effet, outre ses lettres, Gigon écrit des articles publiés dans le Travail sous la signature Quivis. Un édito du rédacteur en chef du Courrier l'a enfin ‘"fait sortir de son trou. Et il nous lance, par le ministère de la feuille Nicole, une épître fulgurante. Eh ! je ne veux aucun mal au bonhomme. Mais puisqu'enfin il se démasque, je n'ai pas de raison de vous celer son nom. (...) Si dans le privé, c'est (...) l'homme le plus inoffensif et le plus respectable qui soit, (...) il a, comme on le verra, des manies, des obsessions politiques qui le rendent singulièrement dangereux dans la vie publique. (...) [Et] si ces manies vont jusqu'à lui faire emprunter régulièrement les colonnes de l'organe bolchévisant pour tirer dans le dos de ses coreligionnaires, alors ça ne va plus".’ L'homme qui se fait donc régulièrement passer pour un étranger auprès de Leyvraz, ‘"est atteint d'une francophobie suraiguë, doublée naturellement d'une véritable germanolâtrie. (...) En bref, son but était de me communiquer le culte qu'il professe pour le Kaiser et pour Hindenburg"’, ‘"vieux et fidèle serviteur de son roi et de son pays, en qui semble revivre une grande figure de la Rome antique, un Cincinnatus ou un Scipion"’, ‘"et de me convaincre qu'il fallait à tout prix soutenir les nationalistes contre le Centre. De la part d'un pacifiste intégral, cela paraît inouï. C'est ainsi. J'eus le tort de ne pas bouger. Léonnec-Frankenstein-Alvenazar-Gigon s'impatienta. Comme ultime botte, il me poussa ceci : "Dites si vous accepteriez de publier ma présente lettre dans le Courrier, moyennant 300 fr., versés à son budget, déficitaire comme sa politique? Je verrais à vous donner une réponse définitive, qui serait probablement un engagement ferme, car deux ou trois amis compléteraient sûrement la somme"’. ‘" Si Leyvraz a réussi à faire le lien entre ces divers personnages, c'est grâce à une similitude de leur écriture et suite à une démarche, infructueuse, de Gigon fils, pour récupérer une lettre de son père ... Dépité, Albert Gigon réplique; et Leyvraz également; un chassé-croisé de correspondance s'instaure jusqu'à ce que le rédacteur du Courrier lui adresse ces lignes pacifiantes que l'avocat répercute dans le Travail ... : "Oui, oublions cette déplorable querelle, et pardonnez-moi ce que je vous ai écrit de blessant, dans mon emportement. Je vous résisterai sans aucun doute, mais je sais désormais que nos divergences ne sortiront plus du domaine des idées, et c'est l'essentiel".’ Or, si Gigon utilise cette déclaration de son adversaire, c'est pour lancer une polémique dans la feuille socialiste. Dans son article, Leyvraz démontre que l'homme veut se faire passer pour un pacifiste intégral qui s'inscrit dans une ligne socialiste chrétienne, et soutient les instituteurs décidés à faire supprimer le budget militaire et l'armée, alors que, dans une lettre anonyme adressée au Courrier, il dénonçait ces "suppôts de Satan" que sont les socialistes allemands ! En outre, Gigon a même été jusqu'à ‘"inventer une nouvelle épître canonique (St-Basile) pour tenter de justifier une position que jamais l'Eglise n'a prise vis-à-vis de l'armée et de la défense nationale."’ Bref, le bonhomme tient deux discours opposés et Leyvraz s'exclame : ‘"Dites-moi maintenant, M. Nicole, ce que vous pensez de votre pacifiste intégral ? Et vous, instituteurs, que pensez-vous de ce forcené qui, ayant planté son clou dans la statue d'Hindenburg, vient vous aider à démolir notre armée1130 ?"’

Après avoir été mis publiquement en accusation, Gigon exige que Leyvraz signe la rétractation publique suivante : ‘"Je rétracte, en les regrettant, toutes les imputations injurieuses ou malveillantes qui me sont échappées dans la chaleur d'une polémique contre M. Albert Gigon, ancien avocat, à la parfaite honorabilité duquel je rends ici volontiers publiquement hommage. Je retire en particulier tout ce que mon article "Au pilori" paru dans le Courrier de Genève du 27 janvier 1928 a pu et dû même avoir de blessant et d'offensant pour lui1131."’

Entre-temps, Gigon a imprimé un Mémoire1132 contre Leyvraz, contenant de multiples accusations; celui-ci les récuse dans un rapport adressé au vicaire général, à l'intention de Mgr Besson, en signalant : ‘"J'ai relu la brochure. C'est tellement infect que je ne peux pas entreprendre une réfutation. Je laisse à mes articles le soin de me défendre. Pour le reste, l'attitude du bonhomme me laisse un tel dégoût que j'en suis paralysé, asphy-xié1133."’ Ce sont les faits suivants que Gigon reproche à Leyvraz dans ce document : être moderniste, faire de Péguy une autorité doctrinale, se laisser dicter une ligne de conduite par les lecteurs ou les bienfaiteurs du Courrier; avoir mis en cause le Nonce et Briand; s'être montré favorable à la politique de la Ruhr et contre la réconciliation franco-allemande; partager les idées de l'Action française ... "Vilenie et méchanceté", réplique Leyvraz qui voit là une manoeuvre visant à le rendre suspect à Rome. Bref, la brochure est un ensemble d'infamies si "écoeurant de bassesse et de mauvaise foi1134" que le rédacteur en chef renonce à toutes les relever. La bagarre ne s'arrête pas là puisque Gigon envoie le Mémoire à Mgr Besson en l'assortissant d'une tentative d'intimidation : ‘"Monseigneur, Tout en n'étant qu'un abrégé de celui qui ira à Rome, si vous ne pouviez ou ne vouliez arranger cette querelle du Courrier de Genève, le Mémoire que j'ai l'honneur de vous remettre en dit assez long, pour me dispenser d'y rien ajouter. Veuillez, Monseigneur, le lire avec l'attention qu'il me paraît mériter. Vous verrez s'il vous appartient ou non de faire acte d'autorité sur un organe, pour qui vos moindres désirs ne peuvent être que des ordres. Car je ne conçois pas qu'il puisse aussi aisément vous désobéir qu'à Rome, qui est un peu loin."’ Gigon signale ensuite que le quotidien catholique dispose de huit jours pour accepter ou refuser de faire paraître le texte de la rétractation, ‘"dans trois numéros consécutifs du Courrier, en gros caractères gras et en première page (...). [Un texte] rédigé de façon à ménager l'amour-propre autant qu'il se peut. Il n'y sera admis aucun changement. En s'exécutant, Mr. (sic) Leyvraz s'honorera tout simplement. On y joindra l'envoi à mon adresse de l'indemnité de 500 frs. réclamée."’ Dans sa lettre, Gigon écrit encore : ‘"Que votre Grandeur ne se montre pas trop sévère à l'ironie que j'ai laissée percer en maint endroit du Mémoire. Il est permis, si j'en crois le délicat Horace, de l'appliquer à de telles moeurs. Et, d'ailleurs, "chanté" comme je l'ai été, qui - est-ce Mr Leyvraz ? - pourrait m'en vouloir de chantonner à mon tour ? J'attends la réponse que votre Grandeur voudra bien se donner la peine de me faire en son nom et de la part du Courrier, et je l'assure ici de tout mon profond et filial dévouement1135."’ Mgr Besson répond quelques jours plus tard; il refuse d'arbitrer le conflit : ‘"C'est en rentrant d'une série de Visites pastorales que je trouve votre deuxième lettre. Je n'avais pas répondu immédiatement à la première pour plusieurs raisons. D'abord, la réponse que j'avais adressée à votre plainte du 19 juin 1927 et dont vous avez, dans votre Mémoire, cité trois lignes sans mentionner les précédentes qui avaient pourtant leur importance, vous expliquait suffisamment mon attitude. Ensuite, comme votre mémoire imprimé, soit à cause de la mention que vous y faites de l'Evêque, soit à cause de la violence avec laquelle vous vous y exprimez (violence qui est plus forte encore que celle que vous reprochez au rédacteur du Courrier), a été jugé par ceux qui en ont eu connaissance, et d'abord par des membres de votre famille, d'une manière assez sévère : j'aurais préféré n'avoir pas à vous dire moi-même l'impression pénible et nettement défavorable qu'il m'a causée. Vous en appelez à mon tribunal; je vous répète que l'Evêque n'a pas à trancher un différend du genre du vôtre, surtout lorsque ce différend a été porté d'une manière retentissante par le plaignant lui-même, dans la presse manifestement hostile aux catholiques1136. Vous menacez d'aller à Rome : jamais je n'empêcherai un de mes diocésains de recourir au St-Siège, même contre moi. Si vous pensez utile de faire ce recours, vous êtes libre."’ Puis, entrant en symétrie avec le ton utilisé par Gigon, Besson poursuit : ‘"Par intérêt pour vous, j'aurais préféré que votre Mémoire ne fût pas imprimé. Par intérêt pour vous, j'aimerais mieux que vous n'alliez pas plus loin; je crois agir encore dans votre intérêt en n'acceptant pas que notre tribunal ecclésiastique s'occupe de cette malheureuse affaire. Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments bien dévoués1137."’

Notes
1129.

"Au pilori". Courrier de Genève, 27 janvier 1928.

1130.

"Au pilori", 27 janvier 1928, op. cit.

1131.

Rétractation préparée par Albert Gigon. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40, 1928, pièce 141.

1132.

Malgré nos recherches, nous n'avons pas réussi à mettre la main sur ce Mémoire. En revanche, il existe un libelle contre le Courrier de Genève et Mgr Besson, paru sous le titre A quoi tient la baisse du dynamisme catholique, L'exemple de Genève par Joseph Santo, de Colmar, ancien conseiller municipal de Nancy, accusant le journal de propager le bolchevisme culturel, de prôner l'art sacré nouveau, réalisé par ces "métèques" grands favoris de l'Evêque que sont Alexandre Cingria et Gino Séverini (ceci est tout à fait faux puisque Journet, qui les protégeait, a dû se battre à plusieurs reprises contre Besson pour leur permettre de décorer des églises); le même opuscule accuse aussi le Courrier de Genève d'encenser François Mauriac (article du Père Lelong, OP), de pousser le modernisme jusqu'à braver l'index en citant Gabriele d'Annunzio. Nous sommes persuadés que, derrière ce pamphlet signé Joseph Santo, se cache Albert Gigon, l'homme qui n'hésitait pas à utiliser des noms d'emprunts, car le style de ce libelle est tout à fait celui de Gigon.

1133.

Lettre de René LEYVRAZ à Mgr Eugène Petite, 6 mars 1928. Archives de l'évêché, Fribourg, cote D 40.

1134.

René LEYVRAZ, "Sur l'affaire Gigon", document joint à la lettre du 6 mars 1928, à destination du vicaire général et de Mgr Besson. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1135.

Lettre d'Albert GIGON à Mgr Marius Besson, 3 mars 1928. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40.

1136.

C'est au journal Le Travail de Léon Nicole que Besson fait allusion.

1137.

Lettre de Mgr BESSON à Albert Gigon, 13 mars 1928. Archives de l'Evêché, Fribourg, cote D 40. Albert Gigon sévira encore à plusieurs reprises contre le Courrier de Genève et son rédacteur en chef : en septembre 1932, il publiera une brochure : A propos de Gabriele d'Annunzio, L'esthétisme Chrétien ou Païen ? du "Courrier de Genève". [illisible] : Imprimerie A. Riten [?], 1932.