Toujours préoccupé de trouver des fonds pour faire vivre l'Eglise, Mgr Petite conçoit une idée qui va malheureusement fortement crisper les relations entre le catholicisme et Genève, et réveiller quelques vieux démons. Le vicaire général se réfère toujours au passé et aux temps héroïques marqués par Vuarin, Mermillod et l'Union des campagnes. Il n'a pas tourné la page, car il estime que le catholicisme a fait l'objet d'une forte iniquité lorsque l'Etat l'a spolié; il faut donc restituer à l'Eglise les biens confisqués durant le Kulturkampf. En 1927, dans le "53e Compte Rendu annuel de l'Oeuvre pour le traitement du clergé catholique", Mgr Petite consacre plusieurs lignes aux Biens hospitaliers des catholiques genevois confisqués en 1876, dont l'inventaire1151 a été dressé, sur sa demande, par un prêtre de Genève féru d'histoire, le Chanoine Lachenal. Le problème est indéniablement politique et, dans son rapport, le vicaire général dit espérer qu'un jour prochain il se trouvera une majorité au ‘"Grand Conseil pour reconnaître que le propriétaire de ces biens, légalement inconnu1152, n'est autre que la communauté catholique romaine de Genève"’. Il conclut en appelant à "profiter de la première circonstance favorable qui se présentera, pour demander à nos concitoyens la réparation de cette flagrante injustice1153".
Cette "circonstance favorable", Mgr Petite la voit venir le 29 mars 1928, lorsque la France et la Suisse saisissent la Cour permanente de Justice internationale de La Haye pour résoudre la question des zones franches1154 qui n'est pas sans liens avec les Traités de 1815 et 1816. Le 12 avril, profitant de cet événement, le vicaire général remet au Conseil d'Etat, au sujet des biens confisqués, un Mémoire qu'il souhaite faire considérer comme "relativement confidentiel1155". Malheureusement, La Tribune de Genève, apprenant (par quelle source ?) cette démarche, en fait écho en la qualifiant d'intempestive et de chantage. Bien qu'il s'en défende1156, en faisant coïncider sa démarche avec la question des zones, Mgr Petite mêle effectivement à une problématique économique et de politique internationale un problème interne et confessionnel. Durant les jours qui suivent, la presse1157 et certains politiciens se déchaînent, estimant que les requêtes du vicaire général pourraient ‘"affaiblir les thèses et les revendications que la Confédération doit soutenir et prendra contre la France dans le procès national des zones1158"’. On reproche à Mgr Petite de porter atteinte aux intérêts suisses et de vouloir passer un marché entre l'Eglise catholique et le gouvernement genevois. Une chose est claire : même si la paix confessionnelle est rétablie à Genève, il subsiste, dans l'inconscient collectif, une mémoire toujours prête à s'éveiller. M. Vuarin n'est pas oublié, un courant laïciste est alors très présent et beaucoup refusent qu'un ecclésiastique se mêle des affaires publiques.
Immédiatement, le Courrier de Genève réagit. A trois reprises1159, Leyvraz défend résolument Mgr Petite dont la démarche "est d'une loyauté et d'un patriotisme inattaquables"; l'éditorialiste prend également fait et cause pour que la demande de rétrocession des biens - qui ne doit pas être considérée comme une revendication confessionnelle mais comme "un droit strict et imprescriptible1160" - soit entendue. Bientôt, le catholicisme genevois se sent attaqué comme il y a cinquante ans; il se regroupe pour soutenir son vicaire. Le Courrier de Genève focalise l'indignation en publiant les multiples lettres de protestations1161 qui disent leur attachement et leur reconnaissance à Mgr Petite, ainsi que leur ‘"écoeurement [et leur] profond dégoût [face aux] attaques honteuses, aux injures, aux calomnies"’ dont il est l'objet. Même Mgr Besson relève ‘"la manière odieuse dont l'activité sacerdotale, le caractère et même l'honorabilité de Mgr le Vicaire Général viennent d'être pris à partie"’ et il l'assure, dans les heures douloureuses qu'il traverse, de [son] inébranlable affection1162". Autre missive qui laisse transparaître des règlements de compte entre Genève et les catholiques : ‘"Monseigneur, Le Cartel chrétien-social genevois qui fut dès les premiers instants de son existance (sic) abreuvé de haines, de mensonges et de médisances1163 tient à venir vous exprimer toute sa sympathie au moment où vous-même êtes l'objet de pareilles attaques. Nous croyons, Monseigneur, que le méchant fait là une oeuvre qui le trompe et que ses violences n'auront en définitive pour conséquence que de resserrer tous les catholiques genevois autour de l'autorité religieuse dans une observance plus stricte de leurs devoirs de chrétiens et particulièrement de leurs devoirs sociaux1164."’
Par le biais du Courrier de Genève également, Mgr Petite adresse en retour une lettre de remerciements, qui constitue une sorte de plaidoirie, à ses confrères et aux fidèles; pour lui, les attaques qui pleuvent ne touchent pas tant sa personne que ‘"l'Eglise catholique de Genève, touchée autant que moi par l'insulte. Que penser en effet de l'Evêque qui aurait accordé une longue confiance à quelqu'un qui n'eût mérité que le mépris ? Que penser de ce Clergé qui se serait laissé traiter comme une basse vale-taille ? Que penser des fidèles qui, pendant dix ans, auraient souffert un joug odieux ?"’ Fidèle à un devoir de mémoire, et malgré les difficultés, le prélat relève avec plaisir : ‘"Vos protestations ont repoussé et réparé l'outrage. Les catholiques de 1928 ont montré qu'ils étaient bien les fils des fidèles de 1873 (...)."’ La campagne déchaînée a eu pour effets positifs de resserrer les liens ‘"entre le peuple catholique et le clergé, groupés autour de leur évêque vénéré et de son représentant"’. Elle a aussi permis de poser ‘"au grand jour devant toute la Suisse la question des biens "charitables" enlevés aux catholiques de Genève".’ Puis Mgr Petite dit son espoir que les querelles s'apaisent et que la question soit examinée par les Genevois "sous son véritable jour". Il rappelle qu'il est lui-même Genevois, "par la naissance et par le coeur" et que, durant toute sa scolarité, ‘"il a entretenu les meilleurs rapports de camaraderie et d'amitié avec ses condisciples protestants"’. Et d'expliquer pourquoi il a tenté sa démarche : ‘"Parce que (...) j'ai gardé une très haute idée de l'esprit de justice de mes concitoyens non catholiques, j'ai cru pouvoir leur demander d'effacer les dernières traces de ressentiment en réparant une injustice criante (...). En apparence, je me serais trompé. (...) incorrigible optimiste" Mgr Petite persiste à "croire au sentiment de justice de [ses] compatriotes non catholiques. Puis, citant quelques noms de grandes familles protestantes : "Je ne désespère pas de voir les fils des Naville et des Ador prendre un jour l'initiative des justes réparations."’ Et de conclure : ‘"Pour terminer, en ce qui me con-cerne, cette campagne, je reprends le mot de Garcia Moreno : "Dieu ne meurt pas !", et j'ajoute : "Sa justice non plus !"1165."’
Le 7 août 1928, le Courrier de Genève titre à la Une : "Le départ de Mgr Petite". Le vicaire général a, en effet, décidé de quitter sa charge1166 parce ‘"qu'il a senti qu'à travers lui d'autres ouvriers de la cause catholique étaient visés"’. La Rédaction du journal considère la décision du vicaire général comme ‘"trop conforme à son caractère pour nous surprendre. Les adversaires du catholicisme à Genève ont obtenu un sérieux avantage en contraignant un tel chef à la retraite"’. Le quotidien rend hommage à cet homme sur le caractère duquel beaucoup se sont mépris, parce qu'il n'est pas de ceux qui conquièrent immédiatement la sympathie. ‘"Non qu'il soit rude ou rebutant à l'abord. Mais sans aucun doute il faut longuement le connaître pour apprécier à leur juste valeur sa bonté foncière, sa générosité, et surtout ce courage attentif à ne jamais esquiver la moindre responsabilité (...)1167."’ Hommage mérité. Avec ce départ, le Courrier de Genève perd son plus vaillant et infatigable défenseur.
Le rapport sur les biens des corporations religieuses, supprimées par la loi genevoise du 27 septembre 1876, fait état de 5 propriétés sises rue des Chanoines, rue des Petits Philosophes, rue de Lausanne et sur les communes de Chêne-Bourg et de Carouge.
Vuarin avait pensé pouvoir faire échapper certaines de ces propriétés à la dissolution des biens des corporations religieuses, en les léguant à des Filles de la Charité sous leurs noms de famille. En 1882, le Tribunal fédéral estimait que les propriétaires défendeurs n'étaient que des prête-noms des Soeurs de la Charité, lesquelles constituaient une personne morale non reconnue; il concluait alors en confiant la possession de ces biens à l'Etat de Genève.
"53e compte-rendu de l'Oeuvre pour le traitement du clergé catholique du canton de Genève, année 1927". 1927, op. cit., p. 15.
Pour orienter les suffrages sardes qui restaient indécis quant à la réunification italienne, Napoléon III avait obtenu l'annexion à la France de Nice et des Savoies en 1860, ce qui provoqua une vive émotion à Genève (particulièrement chez les protestants) qui se voyait encerclée par la France. Pour se concilier les suffrages de la Savoie, l'empereur avait fait élargir les zones franches de manière unilatérale. Une grande zone fut tracée qui reculait les frontières françaises et faisait bénéficier le canton d'un marché potentiel intéressant, touchant 250.000 habitants, et permettant au canton de reprendre sur la Savoie du nord une influence économique et monétaire non négligeable pour Genève et les zones; en revanche, le fisc français y perdait. La guerre de 1914-1918 avait perturbé les bonnes relations entre la Suisse et la France, ce qui obligeait à revoir les accords passés. Une Convention élaborée en août 1921 et ratifiée en 1923 par les deux pays, préconisait la suppression des zones, pour leur substituer un système d'échanges commerciaux; mais cette convention, remise en cause sous forme d'un référendum populaire en Suisse, provoqua le rejet de l'accord. En novembre 1923, Poincaré ramenait le découpage à la frontière politique. La Suisse, se basant sur les traités de 1815 et 1816 qui avaient octroyé à Genève les communes gessiennes et sardes, s'opposa à cette décision en évoquant le contrat passé alors sur la base d'une décision internationale. En 1932, la Cour de La Haye, qui avait été saisie en 1928 par les deux pays, enjoignait à la France de rétablir les petites zones de 1815 et 1816. N'arrivant pas à se mettre d'accord, les deux pays firent à nouveau appel à des arbitres et la question fut résolue en décembre 1933.
Mgr Petite a également remis ce document aux membres du clergé, aux députés du Parti, ainsi qu'à quelques catholiques occupant des fonctions officielles.
En remettant son Mémoire, Mgr Petite avait déclaré ne pas vouloir agiter l'opinion publique avant que le problème des zones fût résolu.
Le Pilori, le Travail et le Genevois.
"Les déclarations de M. Motta sur le mémoire de Mgr Petite". Rubrique "Bulletin". Courrier de Genève, 6 juin 1928, p. 1. (Giuseppe Motta, catholique-conservateur, était Conseiller fédéral, chef du Département politique).
"Autour d'un Mémoire", 17 mai 1928; "Le Mémoire tel qu'il est", 22 mai 1928; "Les déclarations de M. Motta sur le Mémoire de Mgr Petite", 6 juin 1928, op. cit.
"Autour d'un Mémoire", 17 mai 1928, op. cit.
Elles émanent, entre autres, de Mgr Besson, de l'ensemble du clergé, des Sociétés interparoissiales et paroissiales, des Cercles, du Cartel chrétien-social, etc.
"Un message de Sa Grandeur Mgr Besson aux fidèles de Genève". Courrier de Genève, 27 mai 1928, p. 1.
Le Cartel fait vraisemblablement allusion ici à une certaine presse (le Travail, le Genevois) mais aussi à la résistance de certains catholiques, évoquée le 29 septembre 1929 lors de l'assemblée générale de la Fédération genevoise des corporations et syndicats chrétiens.
Francis LAURENCET, président. "Protestations du Cartel chrétien-social". Courrier de Genève, 3 juin 1928, p. 1.
"Vicariat Général, lettre de E. PETITE, vicaire général". Courrier de Genève, 7 juin 1928, p. 1.
Mgr Eugène Petite est remplacé par le Chanoine Pierre Tachet des Combes, jusqu'alors curé du Sacré-Coeur, et il est nommé vicaire général honoraire.
RÉDACTION. "Le départ de Mgr Petite". Courrier de Genève, 7 août 1928, p. 1.