b) Entre les chrétiens-sociaux et le vicaire général

L'ouverture préconisée par Leyvraz dans ses éditos en préparation des élections a remporté un certain succès; la députation indépendante a gagné trois sièges et une représentation professionnelle plus large1172. Pour apaiser peut-être les tensions, Leyvraz s'est refusé, dans son analyse post-électorale, à classer le Parti à droite, à gauche ou au centre. Il a rappelé que la vie syndicale doit être nettement séparée de la vie politique1173. Mais ce rappel est théorique; en fait, dans le Parti, l'influence incontestable des chefs syndicalistes et corporatistes chrétiens a tissé des liens souvent ambigus. Le Cartel chrétien-social s'est politisé de plus en plus; sous l'impulsion d'un Berra virulent et combatif, la mise en place d'une stratégie visant à organiser des actions communes entre les trois structures catholiques s'est révélée payante, puisqu'elle a fait échouer plusieurs projets socialistes de politique cantonale et fédérale1174. Francis Laurencet, Marius et Georges Constantin, dirigeants des organisations chrétiennes-sociales, siègent désormais au Grand Conseil, comme députés du Parti. Alors que, jusqu'ici, l'influence des catholiques était inexistante, il faut désormais compter avec une force chrétienne-sociale dans les domaines politique, législatif et social. Les propos de Mgr Petite dans son rapport annuel de 19271175 montraient les tensions suscitées par ces imbrications sociales et politiques : ‘"Sur le terrain social, la vie est exubérante au milieu des groupements chrétiens sociaux. Cette ardente jeunesse va de l'avant avec un entrain merveilleux, mais qui offre cependant des inconvénients surtout en période électorale où les épidermes sont particulièrement sensibles. Il y a eu alors des froissements que nous avons vivement regrettés et que nous regrettons encore. Ces froissements, qui auraient pu être évités, sont d'autant plus fâcheux qu'ils pourraient nuire à ce complet épanouissement de l'action chrétienne sociale parmi nous, que nous désirons et appelons de tous nos voeux. Espérons qu'avec un peu de bonne volonté et de charité chrétienne de part et d'autre, nos craintes seront vaines."’ Désireux peut-être de freiner les prétentions des chrétiens-sociaux et de soutenir la vieille garde du Parti, Mgr Petite rappelait ‘"qu'on peut être bon catholique sans appartenir au groupement chrétien social [dont les organisations] ne sont pas des dogmes"’. Tout en disant désirer vivement que tous les catholiques entrent dans ce mouvement, il spécifiait qu'il ne pouvait en "imposer l'adhésion". Insistant ‘"par dessus tout [sur] l'union entre les membres de la famille catholique de Genève"’, le Vicaire relevait que celle-ci était réalisée ‘"par le beau programme adopté par le Parti Indépendant1176, et où les chrétiens-sociaux trouvent l'affirmation de tous leurs idéals sociologiques"’. Malgré ses quelques remontrances, le vicaire général avait toutefois tenu à ‘"dire hautement [sa] conviction absolue (...); [le mouvement chrétien-social,] dans l'ordre politique et social, (...) est, à notre époque, le seul moyen de faire rentrer Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la société moderne et de la sauver1177".’

Les enfants terribles que sont les chrétiens-sociaux menés par Berra ont soif d'autonomie; ils le montrent. Cette recherche d'indépendance transparaît derrière les déclarations de Mgr Petite à Mgr Besson, lors de la réunion annuelle des chefs et délégués des Oeuvres catholiques du canton. Par ses paroles, qui peuvent être interprétées comme un rappel à l'ordre, le vicaire général a assuré l'évêque de ‘"la soumission des catholiques de Genève qui doivent en effet toujours le considérer comme centre de toute action. Ne discutons pas les ordres de l'Evêque, unissons-nous autour de lui, ne cherchons pas ou ne perpétuons pas des germes de discordes. Si la cause catholique a ainsi progressé à Genève, si tant de délégués sont en ce jour auprès de leur chef spirituel, c'est grâce à la soumission des catholiques à leur Evêque et à son représentant à Genève1178"’. Ces lignes peuvent être considérées comme une sorte de testament transmis par Mgr Petite puisque, sept mois plus tard, il démissionnera.

En 1929, des tensions éclatent cette fois entre le quotidien catholique et le Cartel chrétien-social; en effet, certains chrétiens-sociaux entendent se mêler des affaires du Courrier de Genève, en revendiquant aussi une certaine autonomie pour ce journal. Le 16 mai, une lettre du Cartel1179 adressée à un curé (dont le nom n'est pas précisé) prouve l'existence d'un "pénible conflit" avec l'abbé Compagnon, directeur du quotidien. ‘"Sachant que lors de la dernière réunion des membres du clergé, le bruit a couru que nous voulions éliminer du Courrier tout contrôle ou direction ecclésiastique, nous avons décidé de vous transmettre le double du texte1180 que nous avons remis à Mr (sic) l'abbé Journet. Ainsi prendra immédiatement fin une légende."’ La lettre spécifie que pour "faire renaître la paix et la collaboration", le Cartel a choisi l'abbé Journet comme lien avec l'Autorité ecclésiastique en le priant de remettre à cette dernière ‘"un texte contenant nos revendications ainsi que quelques mises au point utiles à l'heure actuelle"’.

Le 29 septembre, lors de l'assemblée générale de la Fédération genevoise des corporations et syndicats chrétiens, le Chanoine Tachet, nouveau vicaire général, prend la parole; il dit son émerveillement pour le zèle des corporateurs1181 et leur évidente volonté de faire le bien, ainsi que sa vive sympathie pour le Mouvement chrétien-social. Toutefois, il leur demande de persister ‘"à demeurer dans la ligne catholique, soumis aux instructions de la Sainte Eglise où ils trouveront toujours lumière et réconfort1182"’. A de multiples reprises, les responsables que sont Antoine Pugin et Francis Laurencet rappellent que le Cartel est affilié au mouvement social de l'Eglise et au catholicisme genevois; ils disent leur désir de travailler pour l'institution, les chrétiens-sociaux faisant le serment ‘"de n'avoir pour seul maître que le Christ et sa doctrine1183"’. Mais Berra, en revanche, n'a pas les mêmes priorités; son souci premier, c'est l'efficacité, l'épanouissement de la corporation et la lutte contre les ennemis.

Il est difficile de savoir comment Leyvraz s'est situé jusque-là dans les conflits qui opposent depuis plusieurs années le journal, les chrétiens-sociaux, le Parti et la hiérarchie; les quelques lettres émanant de Mgr Petite font penser que le vicaire général appréciait non seulement l'activité du rédacteur en chef mais aussi son souci d'ouverture; en revanche, les mots qu'il écrivait en septembre 1926, lors de la nomination de l'abbé Compagnon comme nouveau directeur du Courrier de Genève1184, montraient qu'une mainmise politique et chrétienne-sociale sur le journal était en train de se développer. En effet, Mgr Petite avait invité à sa table ‘"ceux qui constituent en quelque sorte l'âme du Courrier, ceux qui comprennent que le Courrier doit être avant tout catholique et non l'organe d'un groupe1185"’. Parmi ses hôtes figurait Leyvraz. On peut donc en déduire que le rédacteur en chef veillait à ne pas s'impliquer trop fortement dans ces tensions.

Notes
1172.

4 ouvriers/employés, 4 paysans et 5 industriels/commerçants/représentants de professions libérales sont élus.

1173.

Les responsables du Parti et des syndicats tiennent en effet à gagner des membres; il ne faut donc ni effaroucher les catholiques qui pensent que syndicaliste équivaut à socialiste, ni les ouvriers qui refusent de mêler lutte syndicale et politique.

1174.

Quelques exemples des échecs socialistes : certaines grèves organisées contre les ouvriers qui refusent d'adhérer aux syndicats de gauche; un projet cantonal sur le logement; une votation fédérale concernant le monopole du blé. Succès catholique : une initiative contre les droits de succession en ligne directe.

1175.

"53e compte-rendu de l'Oeuvre pour le traitement du clergé catholique du canton de Genève, année 1927", op. cit., p. 20.

1176.

En donnant ce nom au parti, Mgr Petite montre qu'il n'a, d'une certaine façon, pas encore adopté la nouvelle appellation de "Parti Indépendant et Chrétien-social".

1177.

"53e compte-rendu de l'Oeuvre pour le traitement du clergé catholique du canton de Genève, année 1927", op.cit., p. 20.

1178.

"Une réunion au Vicariat général". Courrier de Genève, 9 janvier 1928; article signé A.C. (vraisemblablement Albert Compagnon, directeur du journal).

1179.

Lettre sur papier à en-tête de la Fédération genevoise des corporations et syndicats chrétiens, 16 mai 1929, libellée "Monsieur le Curé", signée au nom du Cartel chrétien-social par Francis LAURENCET et Henri BERRA. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III Bn.

1180.

Nous n'avons malheureusement pas retrouvé ce document.

1181.

En mai 1929, la Fédération compte 31 syndicats et 2.200 membres, soit pratiquement le 50% du total des effectifs de la Suisse romande.

1182.

"Sur le front corporatif et syndical chrétien". Rapport du 30 septembre 1929. Courrier de Genève, p. 1.

1183.

"La fête du Travail". Courrier de Genève, 6 mai 1929, article signé S., p. 1.

1184.

Cette nomination avait permis à l'abbé Roux d'être déchargé d'une tâche pesante. Dans la lettre adressée le 17 décembre 1925 (op. cit.) à Mgr Petite, il déclarait en effet : "Je ne vous ai pas demandé à aller au Courrier; si quelqu'un envie ma place, je la lui céderai bien volontiers."

1185.

Lettre de Mgr Eugène PETITE à Auguste Dupont-Lachenal, président du Conseil du Courrier de Genève, 8 septembre 1926. Archives du Vicariat général, Genève, cote Courrier III, Bn. Il est vraisemblable que le vicaire général dénonçait dans ses lignes des prétentions émises par certaines fractions du Parti, puisqu'il signalait ne pas vouloir inviter une certaine personne, "certes excellente [et pour laquelle il nourrissait une] immense sympathie [mais qu'il trouvait] trop inféodée au parti politique.