4. LES LIENS DU "COURRIER DE GENÈVE" AVEC LA HIÉRARCHIE

Quinze jours après la mise en question, par les chrétiens-sociaux, du contrôle ecclésiastique exercé sur le Courrier de Genève, Leyvraz reprend ce problème dans un édito intitulé ‘"L'Action catholique et la presse"1186,’ pour situer exactement son journal dans l'ensemble des diverses Oeuvres et face à la hiérarchie catholiques; il donne dans son article un résumé des décisions prises, lors des discussions relatives à cette remise en cause. Se faisant certainement le porte-parole de Journet, après avoir demandé si le journal devait être exclusivement religieux ou, au contraire, adopter comme ligne essentielle la politique ou l'action sociale, le rédacteur rappelle qu'un tel quotidien ne peut pourvoir à tout; il faut donc veiller à ne pas brouiller les diverses formes de compétences et d'actions qui sont hiérarchisées. ‘"Tout s'éclaire si l'on considère la presse comme le type de l'oeuvre relevant de l'Action catholique telle que l'ont définie les Papes, Léon XIII1187, Pie X, Pie XI surtout."’ Ce rattachement à l'Action catholique noue donc un lien étroit entre le Courrier de Genève et la hiérarchie. Leyvraz explique qu'un ‘"journal ne peut pas prendre le titre, l'étiquette de catholique sans tomber ipso facto dans le champ des instructions et des définitions pontificales touchant l'Action catholique"’. Le rédacteur établit alors une nette distinction entre le journal et le parti politique ou les groupements professionnels qui, rappelle-t-il, ‘"doivent jouir d'une certaine liberté d'action; travaillant sous leur propre responsabilité, ils n'engagent pas celle de l'Eglise enseignante"’. Apparaît alors une considération mainte fois évoquée; il n'est pas pensable qu'un journal ‘"qui prétend s'adresser à tous les catholiques reste en dehors du contrôle de la hiérarchie, et ne soit pas soumis dans son action quotidienne, à des règles précises".’

Pour ce qui concerne le Courrier de Genève, Leyvraz relie l'action rédactionnelle du journal aux définitions papales; la première est donnée par Pie XI qui dit que l'Action catholique est ‘"une participation de laïques catholiques à l'apostolat hiérarchique pour la défense des principes religieux et moraux, pour le développement d'une saine et bienfaisante action sociale, sous la conduite de la hiérarchie catholique, en dehors et au dessus de tous les partis politiques, afin d'instaurer la vie catholique dans la famille et dans la société."’ Par cette citation, Leyvraz distend en somme le mariage créé jadis par Mgr Petite entre le quotidien catholique et le parti indépendant. La seconde citation est celle de Léon XIII : ‘"L'Action catholique devra être une action universelle et concordante de TOUS les catholiques sans exclusion d'âge, de sexe, de condition sociale, de culture, de tendances nationales et politiques."’ Le Courrier de Genève est donc astreint à ces mêmes règles, ce qui doit certainement convenir au rédacteur en chef qui plaide souvent pour l'ouverture. Leyvraz se plaît alors à relever que le journal n'est pas tenu à une neutralité paralysante; il peut défendre ‘"avec fermeté la doctrine sociale de l'Eglise et les principes de la politique chrétienne"’; mais, spécifie-t-il (peut-être à son corps défendant), il doit toutefois s'abstenir de ‘"participer directement à l'action des groupements politiques ou syndicaux1188; il doit travailler à faire l'union de tous sur le terrain des principes. Il ne lui appartient pas de prendre parti entre les diverses modalités de l'action, car, ce faisant, il s'engagerait en d'inévitables compétitions et cesserait d'être un lien entre tous les catholiques"’. De plus, le journal de l'évêque n'a pas à s'occuper de réalisations concrètes. Leyvraz sent le besoin d'affirmer que le Courrier s'en est tenu à cette attitude; tout en rappelant que des défaillances sont inévitables, la rédaction admet qu'à part les domaines où la morale et le dogme dictent des règles précises, des avis divers peuvent être soutenus dans ses colonnes, et qu'elle ne peut imposer une ‘"politique concrète ou une tactique à ses lecteurs".’

La deuxième partie de l'article insiste sur le fait que le Courrier de Genève dépend des "chefs de l'Action catholique", soit le pape et les évêques à qui appartiennent "le commandement suprême et la direction générale"; cette dernière, ajoute Leyvraz, n'implique cependant pas "une direction immédiate de l'action [à laquelle les laïcs] sont de préférence appelés" sans, cependant, avoir toute latitude. Visant vraisemblablement les tensions qui ont eu lieu avec le parti indépendant et le Cartel chrétien-social, le rédacteur en chef affirme qu'un journal catholique ne saurait être l'instrument de groupements d'intérêts politiques ou sociaux; même s'il peut servir de tribune, un droit de contrôle rédactionnel subsiste sur le choix des articles communiqués; le journal n'est donc l'instrument ‘"que d'une action catholique voulue et dirigée dans les grandes lignes par la hiérarchie [qui ne] peut répondre que d'une action doctrinale, spirituelle, et non point d'une action de politique concrète sur laquelle elle ne pourrait exercer qu'un contrôle illusoire".’

L'éditorialiste spécifie encore que cette mise au point ne doit pas être considérée de manière négative par les mouvements politiques ou sociaux; il prend soin de rappeler que ceux-ci disposent d'une ‘"liberté d'allures et de méthodes que l'Action catholique ni le journal comme tel n'ont au même degré"’. Bref, en respectant scrupuleusement cette ligne, le journal permettra aux catholiques de se regrouper autour de lui ‘"sans courir le risque de se voir embrigadés contre leur voeu dans tel ou tel courant d'opinions auquel il est certainement désirable qu'ils se joignent, mais en toute liberté"’. Et de promettre : ‘"C'est ainsi que nous avons conçu le rôle du Courrier, et nous resterons fidèles à cette conception1189"’.

Cette mise au point est, théoriquement, limpide. Elle devrait impliquer, aussi bien en ce qui concerne Leyvraz que son journal, une dépendance directe par rapport à la hiérarchie, ainsi que le maintien d'une certaine distance tant avec la politique qu'avec le syndicalisme et le christianisme social.

Notes
1186.

"L'Action catholique et la presse". Courrier de Genève, 2 juin 1929. Pour son article, Leyvraz s'inspire d'un numéro de la revue Vie intellectuelle, contenant une étude de F.X. Maquart sur "La mission sociale de l'Action catholique".

1187.

En général, c'est l'encyclique Il fermo proposito (1905) remontant à Pie X et axée sur la nécessité de l'Action catholique en Italie qui est considérée comme le premier document traitant de l'apostolat organisé. En 1922, Pie XI lui consacre sa première encyclique, Ubi arcano Dei consilio, qui tente de situer l'action des laïcs dans l'organisation de l'Eglise.

1188.

Il nous semble que la forte lutte de Leyvraz en faveur de la corporation, tant sur le plan politique que syndical, n'a pas dû lui permettre de garder toujours autant de distance.

1189.

"L'action catholique et la presse", 2 juin 1929, op. cit.